Robert Castel explore la grande transformation du capitalisme

Quelques mois avant les grandes grèves et manifestations de novembre-décembre 1995, le sociologue Robert Castel publiait un ouvrage qui, sans doute mieux que tout autre, permettait de comprendre ce à quoi, au-delà de la seule réforme de la sécurité sociale, commençaient de s’opposer avec force un grand nombre de Français. Chronique généalogique du salariat sur très longue période, Les Métamorphoses de la question sociale proposait aussi un premier bilan des effets sur le travail de la profonde mutation du capitalisme qu’on désigne, depuis le milieu des années 70, comme « la crise ».

Ce livre est vite devenu un classique pour les chercheurs en sciences sociales mais aussi pour des citoyens engagés, syndicalistes notamment, qui refusaient « la casse de l’Etat social » et assumaient, dans le même temps, leur réformisme. Les discussions suscitées par cet ouvrage ont encouragé Robert Castel à poursuivre son enquête et à continuer de vulgariser ses travaux pour un plus large public. Ce qu’il fit en publiant L’Insécurité sociale, l’un des quelques best-sellers de la petite collection de la République des idées puis en s’autorisant une légère mais brillante escapade sur un terrain moins familier avec La Discrimination négative, un essai sur « l’émeute » de 2005.

Depuis 1995, Robert Castel a également multiplié les articles plus savants pour approfondir son analyse de la désaffiliation sociale. Il a précisé son propos, l’a parfois amendé mais il est toujours resté fidèle à deux principes : placer le travail au cœur de la question sociale (et ce bien avant que la thématique revienne au devant de la scène politique à la faveur de la critique des 35 heures) ; ne pas sombrer dans un catastrophisme et céder aux « utopies inutiles » mais toujours leur préférer le réformisme radical.

Sous le titre La Montée des incertitudes, Castel a cette fois réuni une quinzaine d’articles, largement remaniés ; il y a ajouté une longue préface en forme d’essai sur ce qu’il a choisi de nommer, en référence à l’économiste Karl Polanyi, « grande transformation ». De la même manière qu’elles ont connu une première « grande transformation » avec l’implantation du capitalisme industriel, nos sociétés européennes connaissent, selon Castel, une deuxième « grande transformation », un véritable changement de régime du capitalisme.

Pour prendre toute la mesure des changements, Castel commence par décrire l’état antérieur, qui n’a d’ailleurs pas, loin s’en faut, entièrement disparu. Il s’arrête ensuite sur les caractéristiques nouvelles de ces « sociétés d’individus » pour reprendre l’expression de Norbert Elias. Sans faire l’apologie de l’individualisme ni le condamner, il note ses effets différentiels sur les personnes, dégageant deux types idéaux extrêmes : les « individus par excès », qui bénéficient à plein de l’autonomie, et les « individus par défaut », vraies victimes de l’effritement progressif de la protection sociale.
Cet essai magistral est aussi l’occasion, pour Castel, d’affiner l’analyse du risque, un sujet sur lequel il a commencé à travailler au tournant des années 70/80, bien avant la mode, au moment où il passait de l’étude de la psychiatrie à celle de la question sociale (pour des éléments bio et bibliographiques sur Robert Castel, cliquer sur l’onglet Prolonger).

Préférant parler de Montée des incertitudes, Castel distingue ainsi des « risques » qui n’ont rien à voir et qu’on a trop tendance, souvent pour des raisons idéologiques (de politique de la peur), à amalgamer : « risque social » (celui qui fait l’objet des assurances sociales), « facteurs de risques » (manières de gérer des populations à risques) et « nouveaux risques » (tel le réchauffement climatique).

Dans un entretien vidéo en trois parties, Robert Castel revient sur les principales analyses de ce livre.

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Robert Castel
La Montée des incertitudes
(Le Seuil)
462 pages, 23 euros.

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