Vers la fin de la clinique et des professionalités à la Protection Judiciaire de la Jeunesse ?

Qui n’a plus de nom disparaît, qui n’a plus de temps meurt…

Le Collectif régional des psychologues cliniciens exerçant à la PJJ Sud-Est publie cette tribune libre et vient s’ajouter à la dégradation de la prise en compte clinique des citoyens dans leur subjectivité.

Vers la fin de la clinique et des professionalités
à la Protection Judiciaire de la Jeunesse ?

Qui n’a plus de nom disparaît, qui n’a plus de temps meurt…

La Protection Judiciaire de la Jeunesse, institution en charge d’accompagner les adolescents « en danger de délinquance », ressemble de plus en plus à un bateau qui prend l’eau (cf. l’article du Monde du 9 février 2013, « Le lent naufrage de la PJJ »). Soumise, parmi les premiers services publics, à la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques), vaste entreprise néo-libérale de restriction des dépenses sociales et de mise en grilles de l’humain en souffrance, la PJJ connaît un virage répressif inédit. Ainsi renoue-t-elle, suivant des modalités certes différentes, avec une vision déterministe de la délinquance des mineurs telle que le 19ème siècle et l’entre deux guerres en avaient connue. La PJJ sans boussole ne sait plus si elle protège ou si elle ré-expose à un destin assuré de « fauteurs de trouble » ceux dont elle s’occupe, dans une société où jeunesse rime fréquemment avec dangerosité.
Privée d’une vision à long terme si nécessaire pour travailler, l’institution ressemble de plus en plus aux adolescents et aux familles qu’elle rencontre, éprouvés sur plusieurs générations par la violence, l’abandon ou la confusion. Incapable d’identifier les valeurs qui la portent en les réactualisant, la PJJ est en train de perdre son âme et d’éteindre ce qui faisait sa force vive au cours des années 1970-80. Elle faisait alors le pari de l’ouverture en même temps que celui de l’éducation « créative ». Ainsi recourait-on le moins possible à l’enfermement. En prenant appui sur des initiatives et des dispositifs innovants du droit commun, avec l’influence des courants humanistes de Célestin Freinet, des frères Oury, de Fernand Deligny et François Tosquelles, elle se soutenait du meilleur et du plus inventif de la psychothérapie institutionnelle, de la psychanalyse et des travaux d’ethnopsychiatrie. Point de confusion, dans ce temps-là, entre la détention en prison, la contention des murs et d’une éventuelle camisole chimique et la fonction contenante d’un engagement institutionnel qui persévère.

En quelques années, c’est un lent processus de désintégration silencieuse de ses références et de ses missions qui a eu lieu.
Il y eut d’abord l’introduction du droit pénal des majeurs au sein du cadre législatif de la justice des mineurs. A la fin des années 1990, le développement des mesures « probatoires » de contrôle judiciaire et de sursis avec mise à l’épreuve, prit le pas sur les mesures d’accompagnement éducatif de « liberté surveillée » ou de « protection judiciaire » prédominantes antérieurement. Plus récemment, furent introduites l’aménagement des peines, les « peines plancher » et le Tribunal Correctionnel pour Mineurs.
Après l’extinction des derniers centres fermés, réputés être des lieux de sédition et d’amplification de la violence adolescente, sous Valéry Giscard d’Estaing, à la fin des années 1970, la « mode » de l’enfermement revient au devant de la scène. Un tel retournement se radicalise, à la fin des années 1990, comme si l’histoire éducative collective était confrontée aux mêmes phénomènes de refoulement, d’amnésie et de répétition que la mémoire individuelle. Ainsi, avec les lois Perben I et II, se mettent en place les Centres Éducatifs Fermés, se programme la construction d’Établissements Pénitentiaires pour Mineurs, s’élargit le spectre de leur détention provisoire de plus en plus jeunes, et ce, pour des infractions pénales de moindre gravité qu’autrefois. Dans ce retour massif du répressif, il est à craindre qu’on cherche bien plus à reléguer, bannir, contrôler qu’à éduquer ou soigner, comme l’ont dénoncé haut et fort l’ancienne Défenseure des enfants et le Contrôleur des lieux privatifs de liberté.
La logique de notre époque est celle de l’immédiateté, de l’automaticité, de l’éloignement et de la rupture. On se souvient des Centres de Placement Immédiat des années 1990 et 2000, desquels on exigeait une évaluation rapide en trois mois de la situation d’un adolescent et qui furent confrontés à l’instabilité de résidents insécurisés par l’impossibilité de se poser et le non-sens d’une réorientation précipitée pour ceux qui avaient malgré tout réussi à engager une relation « maturante » avec l’équipe du foyer. Puis il y eut les Centres Éducatifs Renforcés, comme les futurs Centres Éducatifs Fermés, relégués loin des centres urbains, contraints dans le court terme d’un accompagnement de trois à six mois. Coupés d’un possible travail avec les familles et d’une mise en lien avec le réseau du soin, de la formation et de l’insertion, ceux-ci ont fait prévaloir une forme de nouvelle pédagogie noire : exposer l’adolescent à des conditions de vie extrêmes dans l’attente illusoire d’un « électrochoc » éducatif.
A ce jour, le placement éducatif à la PJJ semble avoir vécu, les lieux de séparation physique d’un adolescent dans le but de l’aider à travailler une séparation psychique avec sa famille, n’existent guère plus. Le signifiant « foyer » a d’ailleurs disparu de la langue administrative, au profit de « l’hé-berge-ment ». Les EPE, Établissements de Placement Éducatif, sont soumis à la logique du chiffre et du remplissage de la place vide, court-circuitant le travail d’accueil et d’élaboration du projet de placement par les équipes, les adolescents et leurs familles. Autrefois, l’institution avait conçu une pluralité des lieux d’accueil (foyer, lieux de vie, familles d’accueil). Ils savaient accompagner un adolescent en se hâtant patiemment, parfois deux à trois ans quand cela le nécessitait. Mais aujourd’hui, l’hébergement collectif devient l’antichambre ou l’espace dérivé de l’incarcération ou du centre éducatif fermé. Tout soumis qu’il est à une logique comptable, administrative et judiciaire, il participe, volens nolens, d’une aggravation des troubles. Ainsi s’accumulent, de manière parfois aveugle, une kyrielle de placements, pour des adolescents qui vont de plus en plus mal, sans lien, ni travail d’élaboration avec le jeune et sa famille.
Dans l’historique des services d’activités de jour, dits à la PJJ d’insertion, les équipes ont été soumises à des déstructurations-restructurations incessantes. Nous sommes alors témoins d’une démobilisation des meilleures énergies, devant la non-viabilité administrative, de dispositifs, au départ innovants et inventifs, à destination des adolescents les plus en marge de la scolarité et de la formation. Loin de la fécondité des pratiques éducatives du « faire avec » et des « médiations » thérapeutiques, développées dans les années 1970-80, l’injonction à « mettre en activités » a envahi l’institution. Elle s’impose désormais aux jeunes, autant qu’aux équipes quelles que soient leur mission première (hébergement, insertion, milieu ouvert ou accompagnement éducatif en détention) : comme si à la non-présence des adolescents les plus éloignés des circuits d’apprentissage institués, il fallait répondre par l’automatisme quasi pavlovien du « faire à tout prix ». Que recherche-t-on ? Sans doute à combler le vertige du vide chez des administrants, adeptes de la case à remplir et phobiques des « hors tout », plus qu’à entendre la signification à chaque fois singulière d’une impossibilité passagère ou structurelle à habiter les espaces du savoir et de la pensée en relation.
Dans les services de consultation, dits à la PJJ de milieu ouvert (en opposition au milieu fermé), c’est à une logique du chiffre, de l’indifférenciation des missions et de la déprofessionnalisation à laquelle nous assistons. Parallèlement, l’augmentation du nombre d’accompagnements par éducateur, oblige les personnels à délaisser la prévention, le travail en partenariat ou en réseau. L’empilement insensé pour un même adolescent de mesures éducatives, mais surtout probatoires, s’inscrit dans une logique judiciaire de surenchère. Au lieu de donner du temps au temps éducatif, elle efface à certains endroits les spécificités professionnelles avec l’interchangeabilité des métiers d’éducateur et d’assistant social tristement « banalisé » et de la sorte « naturalisé ». A cela s’ajoute la neutralisation des fonctions cliniques des psychologues, étouffés par l’augmentation de leur charge de travail. Empêchés, ils le sont davantage, dans leur fonction d’analyse des pratiques auprès des équipes et d’écoute clinique auprès des adolescents et des familles. Dans le ravalement présent, selon la formule de Roland Gori, ces services en sont réduits à : compter pour moins penser, évaluer pour plus contrôler et chiffrer pour mieux « sous mettre ».
La mise sous tension vire parfois à l’interdit de penser dans une soustraction de la singularité et une occultation de l’humanisme fondateur de l’ordonnance du 2 février 1945. Ainsi en va-t-il de ce retranchement du vivant dans la nouvelle Mesure Judiciaire d’Investigation Éducative. Expulsée toute conception clinique du sujet, reléguée à une simple croyance la question du transfert et du contre-transfert. Dans cette intervention « modulable » sur les familles et les jeunes, dans des délais toujours plus « com-pressés », le travail s’apparenterait plus à la technique Jivaro des réducteurs de tête qu’à de l’aide dynamique aux familles pour qu’elles s’affranchissent de leurs difficultés et de leurs impasses. Dans le réductionnisme ambiant qui confond « facteurs de risque », « dépistage prédictif » et causalité psychique, les écrits des professionnels risquent de devenir une fiction mécanique et aseptisée : celle d’un « recueil d’éléments pertinents pour la décision de justice ».
Dès lors, l’écroulement identitaire des professionalités n’a cessé de s’amplifier depuis quinze ans avec, d’un côté, repli, isolement et souffrance professionnelle, de l’autre, des phénomènes d’asservissement volontaire à une ré-éducation comportementale, moralisatrice et adaptative. La refonte progressive de la formation initiale des éducateurs à la PJJ (toujours pas diplômante) y a largement participé, réduisant à la portion congrue d’une année, l’expérience de stage dialectisée avec les apprentissages théoriques, exposant les éducateurs en formation à une pré-affectation lors de leur deuxième année. Faussant la relation d’apprentissage, tant pour les stagiaires que pour les équipes accueillantes, une telle formation vire parfois à l’orthopédie ré-éducative sur fond d’un discours de maîtrise illusoire. Les injonctions paradoxales, de la direction à la PJJ, dénoncés dans la presse nationale fin 2009 et début 2013, au titre de la souffrance qu’elles engendrent, tant dans les différents niveaux hiérarchiques que dans les équipes, contribuent à détériorer encore un peu plus le cadre de travail. Pourtant, celui-ci est censé assurer une sécurité suffisante, rendant possible le travail avec des familles aux problématiques lourdes. D’expérience, nous savons qu’elles vont justement l’attaquer et le mettre à l’épreuve, afin d’en vérifier la survie et la bienveillance, et tenter ainsi d’orienter autrement leur destin.
A cela s’ajoute la réduction des budgets, limitant les initiatives et projets éducatifs auprès des familles, dégradant sans cesse les conditions matérielles de travail des équipes et d’accueil du public. La réaffectation de la masse salariale au profit des EPM et des CEF, autrement « budgétivores », découvre de surcroît certains services de postes d’assistants sociaux et réduit un temps de présence des psychologues, toujours plus segmenté, entre différents « compléments de service ». Et cependant, à côté de l’accompagnement éducatif, comment travailler avec les adolescents les plus en difficulté, les familles les plus fragilisées de notre société ? Sommes nous encore en capacité d’offrir une écoute sociale à même de restaurer un accès aux dispositifs de droit commun, une écoute clinique apte à entendre derrière le symptôme et sa répétition, une demande informulée et informulable de mise au travail d’une famille entière, par delà les logiques de fuite dans l’agir, l’évitement et la défiance ?

Dans ce contexte, comme un ultime espace de pensée et de résistance à maîtriser et éteindre, dans une institution de plus en plus auto-référencée et endogame, est attaquée depuis l’année 2011 la fonction FIR (Formation Information Recherche) ou « tiers temps », pourtant organiquement et déontologiquement liée à l’exercice de la psychologie clinique dans notre pays.
Aujourd’hui, la direction de la PJJ, en ultime négociation avec les syndicats professionnels sur la rédaction d’une nouvelle circulaire régissant l’organisation du temps de travail des cliniciens, se refuse à continuer à employer le terme FIR (appelé « fiction juridique », il y a deux ans, par un directeur des « ressources humaines ») et à compter « une quotité », nov-dénomination d’un temps déterminé pour l’exercice du FIR. La logique de suspicion semble être une volonté de mise au pas d’une profession qui représente ce qui échappe et ne va pas de soi : la réalité psychique.
Et pourtant, la fonction clinique du psychologue à la P.J.J., ou dans tout autre espace où des psychologues cliniciens ont lieu d’exercer (hôpital, aide sociale à l’enfance, secteur médico-social...), opère dans le fait d’offrir une certaine décentration et une patiente élaboration par rapport aux agirs et aux éprouvés désorganisants et effractants rencontrés au contact des adolescents et leurs familles, ou à travers ce que les équipes en rapportent de la relation éducative. Écoute portée tout particulièrement à l’endroit des impasses psychiques inédites que les changements sociétaux et institutionnels produisent chez les familles et les équipes elles-mêmes. Cet espace transitionnel multiforme que le psychologue a, de par son éthique, à faire vivre pour lui-même afin de pouvoir en être le garant auprès des familles, des équipes et de l’institution, il le crée à partir du temps F.I.R., temps extérieur à l’institution qui est la formalisation statutaire de cet espace intermédiaire.

Que l’institution, par voie administrative, cherche à régenter, voire aujourd’hui à supprimer cet espace de pensée et de distanciation que les psychologues ont à animer de par leur métier et leur engagement à l’endroit de l’inconscient, de l’énigmatique et de l’insaisissable, apparaît comme l’évidente signature d’un processus de liquidation. A n’être plus référée qu’à elle-même, l’institution s’expose à ne plus pouvoir entendre et éduquer ceux qui sont en déroute de référence autre, se bornant illusoirement à contrôler, maîtriser ou enfermer ce qui lui échappe.
A persister dans cette voie, l’institution annulerait la consistance même d’un travail d’élaboration auprès des adolescents, des familles et des équipes. Elle irait à l’encontre de ses valeurs fondatrices et de sa propre histoire. Ce faisant, l’avenir serait alors bien sombre pour ceux qui n’ont d’autres possibilités que de formuler leur impasse et d’adresser leurs souffrances par leurs actes à ceux qui tentent, contre vents et marées politiques et sociétales, de les entendre, les recevoir et les aider, s’ils y consentent, à retrouver le chemin d’une humanité partagée.
C’est une énergie démesurée qu’il faut à toutes ces équipes anonymes, à la PJJ et au delà, pour résister contre les processus d’appauvrissement, de dé-liaison et de clivages institutionnels (conseils généraux au titre de la solidarité et de l’aide sociale à l’enfance, éducation nationale, éducation spécialisée, secteur psy et médico-social). Pas à pas, situation après situation, celles-ci refusent de renoncer à leurs métiers, dénoncent leurs « outilisations » abrutissantes et tentent de contrecarrer les mécanismes en miroir de « lâchage » et de « défection » auprès des publics les plus marginalisés, dont les problématiques abandonniques et les logiques d’auto sabotage conduisent à provoquer la rupture plutôt qu’à la subir.

Collectif régional des psychologues cliniciens exerçant à la PJJ Sud-Est