Le reductionnisme en sciences cognitives

Le reductionnisme en
sciences cognitives
"Le réductionnisme" a, dans la psychologie, des effets néfastes.
Le réductionnisme, veut ramener les niveaux d’existence
complexes à des niveaux simples, considérant qu’ils sont
ontologiquement supérieurs et que le type de connaissance y
afférent est plus valide. C’est dans la psychologie où ses effets
sont, de nos jours, les plus évidents.
Unité et diversité des doctrines
Nous allons décrire de manière synthétique les différentes tendances
réductionnistes en psychologie, au travers de leurs principes ontologiques,
gnoséologiques et méthodologiques. Pour ce faire, nous avons unifié les
tendances doctrinaires en cinq groupes, l’expérimentalisme, le
comportementalisme, le biologisme, le computationnisme.
Pour éviter les malentendus nous allons d’emblée nuancer nos propos. Toutes les
tendances réductrices ne se rencontrent pas en même temps et, un même auteur,
peut adopter certaines options et en récuser d’autres. Enfin un réductionnisme
modéré peut être utile. Donnons des exemples.
Le choix gnoséologique computationniste ne s’accompagne pas
d’expérimentalisme réducteur, car il est plutôt appuyé sur la théorie. Certains
cognitivistes, comme John Haugeland, dénoncent le behaviorisme.
L’expérimentalisme en psychologie se lie volontiers avec le réductionnisme
biologique dans la tendance neurocomportementale, mais pas toujours.
Henri Piéron, par exemple, fervent partisan de l’expérimentalisme en
psychologie, lutte contre le réductionnisme, car il défend l’autonomie du
psychologique. Wilhem Wundt (Principes de psychologie physiologique, 1874) et
William James (Principles of psychologie, 1890), fondateurs de la
psychophysiologie ne sont pas réductionnistes et défendent l’idée d’une
« causalité psychique ».
Nous n’avons pas insisté sur les auteurs, qui peuvent avoir individuellement une
pensée nuancée. Il ne s’agit pas ici de faire une histoire des idées, et encore
moins de tracer des biographies, mais de cerner des tendances doctrinales qui
dogmatisées sans nuance deviennent nocives et, prisent toutes ensemble,
participent de l’idée d’une possible mécanisation de l’homme.
L’expérimentalisme
Wilhelm Wundt, est regardé par beaucoup comme le fondateur de la psychologie
expérimentale. C’est lui qui crée, en 1879, le premier laboratoire de psychologie
à Leipzig avec l’intention de doter la psychologie d’une pratique expérimentale.
Peu après, cette discipline se répand en Europe et le courant immédiatement se
diversifie en fonction des inspirations des auteurs. Les laboratoires de psychologie
expérimentale vont se multiplier dans les grandes villes. Dès la fin du siècle, un
réseau universitaire de professeurs, chercheurs et techniciens, est mis en place.
Gustav Theodor Fechner, médecin, professeur de physique, à un moment donné
de sa carrière, se tourne vers l’enseignement
de la philosophie et de la
psychologie. Il se préoccupe des rapports de l’âme et du corps, cherchant à
introduire la notion de quantification et trouve en 1860 la loi psychophysique
fondamentale selon laquelle la sensation croît comme le logarithme de
l’excitation. Certains de ses successeurs iront, comme le très connu Wilhelm
Ostwald, dans le sens d’un réductionnisme psychophysique accentué. En France,
c’est le philosophe Théodule Ribot qui déclenche le mouvement
expérimentaliste. Il pense qu’avec la psychologie expérimentale, une nouvelle
discipline scientifique est née.
Pour ses partisans, l’expérimentation présente de nombreux avantages, car,
même modeste, elle « en apprend plus qu’un volume de spéculations ». Surtout,
elle permet de laisser de côté la métaphysique et tous les problèmes insolubles.
Cette orientation sera défendue par Alfred Binet et Henri Piéron. Le premier
développera l’étude de l’intelligence ce qui aboutira à la fameuse « échelle
métrique d’intelligence » (1903) et le second organisera l’enseignement
universitaire de la psychologie expérimentale. Nous reviendrons plus tard sur les
autres développements, en particulier béhavioristes.
Donnons un exemple de l’abord expérimental au sujet des perceptions visuelles
et sensitives étudiées par Henri Pierron. Ce dernier écrit « On arrive à faire
fonctionner, artificiellement, des processus élémentaires, non sans difficulté, car
la solidarité organique vaut toujours…Mais grâce à un isolement relatif, on peut
suivre la relation de deux variables, la stimulation et la réponse, et obtenir ainsi
des lois, les lois de la sensation » il y faut un « effort scientifique d’analyse visant
à isoler des fonctions élémentaires dans le complexus des réactions normales de
l’organisme » (Psychologie expérimentale, Paris, Armand Colin, 1939).
Tout est dit du procédé : analyse conduisant à la recherche de l’élémentaire,
ramené à des variables dans une situation artificielle, anormale. Est dit aussi ce
qui est exclu : la complexité, la solidarité, les situations ordinaires. On voit se
dessiner les limites assez étroites du champ d’investigation.
Dans son fondement, la psychologie expérimentale n’est pas nécessairement
réductionniste, elle cherche avant tout à amener des critères de scientificité. Ce
fondement est défini ainsi par Paul Guillaume (Manuel de psychologie, Paris, PUF,
1966) : Il s’agit, « à l’exemple des sciences de la nature, de décrire des faits et
de déterminer leurs conditions, c’est-à-dire d’autres faits dont l’observation
montre le rapport constant avec les premières ; en d’autres termes on se propose
d’établir des lois ». En principe, les expérimentations sont irréprochables sur le
plan de la scientificité. Mais en pratique, elles sont réductionnistes, car les faits
considérés, pour rentrer dans le cadre défini, sont réduits à leur minimum. Ce
sont des faits directement observables, suffisamment simplifiés pour être
quantifiés, ce qui élimine les faits qui ne s’y prêtent pas et réduit
considérablement le champ d’investigation.
" La psychologie expérimentale a une visée expansionniste en psychologie. Elle ne
se contente pas d’asseoir la psychologie humaine sur des données
expérimentales, mais a l’ambition de rendre la psychologie toute entière
expérimentale. Elle tente d’éliminer l’approche clinique considérée comme non
scientifique. Elle est actuellement en forte régression et il semble que
l’expérimentation retrouve la place qui lui convient celui d’un moyen d’étude."
Le comportementalisme
Ivan Pavlov peut être considéré comme le père du comportementalisme. Ses
intentions étaient, au départ, physiologiques et non psychologiques. C’est
tardivement qu’il élabore avec son élève Shenger-Krestovnikova sa théorie des
névroses expérimentales. Il s’efforce alors de ramener l’explication des troubles
qu’il nomme "névrotiques", de manière très floue et inappropriée, à un jeu de
stimulus et de réponses incluant le langage comme deuxième système de
signalisation. Son protocole expérimental en stimulus-réponse fut repris comme
paradigme psychologique aussi bien en Russie qu’aux États-Unis ou en Europe.
Henri Piéron annonça en 1908, dans son discours inaugural à l’école pratique des
hautes études, que « le comportement constitue l’objet de la psychologie ». Aux
États-Unis, l’idée selon laquelle la psychologie scientifique devrait être l’étude
expérimentale des comportements se répandit comme une traînée de poudre. En
effet, il fallait montrer que la psychologie était sérieuse, afin de pouvoir la
vendre à des institutions comme l’armée, l’école, et l’industrie. La seule manière
rapide de le faire était de se référer à un modèle de scientificité déjà établi :
l’expérimentalisme. Il fallait aussi trouver une façon d’étendre la psychologie
expérimentale, cantonnée à des faits minuscules (sensations, apprentissages), à
d’autres plus vastes. Cela devenait possible grâce aux stimulus-réponse qui
permettaient de situer des séquences objectives dites « comportements ».
C’est ce qui a donné la vague comportementaliste. Répandue par John Broadus
Watson, à partir de 1910, elle est encore forte de nos jours. Natif de la Caroline
du sud, Watson a une formation de chimiste. À partir de 1907, il enseigne la
psychologie expérimentale à Baltimore. Le propos de départ indiqué par Watson
dans son manifeste qui connaît immédiatement le succès aux États-Unis
(Psychological review, 1913) n’était pas absurde. Il s’agissait « d’écarter toute
référence à la conscience » et de faire de l’objet de la psychologie autre chose
que « la production d’état mentaux ». Mais, dans ce mouvement, la psychologie
devient l’observation du comportement, saisi en termes de stimulus et de
réponse. L’individu est considéré comme une « boite noire » à laquelle le
psychologue ne cherche pas à avoir accès. Ainsi l’objet de la psychologie est
constitué par les « comportements » pour autant qu’on puisse les simplifier et les
quantifier. D’où les innombrables études sur le rat.
Outre les rats, on a aussi essayé de conditionner les hommes avec un succès très
relatif. C’est ce qu’a fait Burrhus Frederic Skinner, au milieu du siècle, avec
l’utilisation du conditionnement dit « opérant ». Ce type de conditionnement
considère que l’action de l’individu sur le milieu permet d’obtenir un
renforcement positif. Skinner a mis au point une méthode de renforcement
positif ou négatif des comportements à but prétendument thérapeutique, la
Behavior Modification. De même, différentes applications, concernant la
sélection, l’apprentissage et l’adaptation aux conditions de travail dans l’armée
et l’industrie, ont été mises au point.
Le béhaviorisme non seulement introduit l’idée d’une « boite noire » psychique,
dont on ne veut rien connaître, mais aussi simplifie l’observable de manière
importante. Dans une préface de 1929 à une réédition de son
ouvrage Behaviorisme, Watson s’étonne des critiques dont il fait l’objet, puisqu’il
n’a fait qu’utiliser pour « l’étude expérimentale de l’homme le type de
raisonnement et le vocabulaire que de nombreux chercheurs utilisent depuis
longtemps pour les animaux inférieurs ». Avec ces propos, on voit se dessiner l’un
des procédés habituels du réductionnisme : assimilation du complexe au simple et
transfert sans interrogation de la méthode correspondante. Ceci aboutit à une
réduction du champ phénoménal et par voie de conséquence à un rapetissement
de l’objet d’étude.
Haugeland écrit « avant l’avènement du cognitivisme le behaviorisme régnait sans
partage dans les départements de psychologie des universités américaines. Il
portait toutes les marques d’une science avancée et florissante » (L’esprit dans la
machine, Paris, Odile Jacob, 1989). A la fin des années 2000, beaucoup
renoncèrent au principe de la boite noire et est apparu le cognitivocomportementaliste.
On admit qu’il était possible de théoriser les processus
psychologiques gouvernant les comportements. On se mit à construire « des
modèles de processus invisibles dès lors qu’on peut prédire et constater leur
conséquences dans le comportement » ( Beauvois, Comportementalisme :
pourquoi est-il si urgent de le caricaturer, 2006).
Selon Léon Beauvois (2006) il y aurait un accord selon lequel la psychologie
comportementaliste devrait rendre compte de quatre types de comportements
observables : des actes simples concrets (par exemple s’asseoir à telle distance
prendre tel objet), des performances mesurables (par exemple réponse à des
tests de mémoire d’intelligence), des jugements énoncés (tel que attribuer tel
effet à telle cause), des émotions dont on note la présence et l’intensité (comme
la peur, la colère, la tristesse). Il faut des situations expérimentales dans
lesquelles on arrive à trouver des « variables situationnelles » qui peuvent
changer. Le cognitivo-comportementalisme est une tentative pour maintenir un
behaviorisme en voie d’extinction, en réintroduisant ce qu’il a exclu : la capacité
humaine à traiter de l’information.
Le biologisme
Pour le réductionnisme biologisant, la pensée et les conduites humaines sont
causées directement par le fonctionnement des circuits neuronaux et leur seule
explication valable est la théorisation de type neurobiologique.
Avec Auguste Comte (Cours de philosophie positive,1930-42), seule la part de
l’homme qui dépend de la nature (la nature humaine) peut être étudiée. Le
tableau des sciences de Comte est parlant de ce point de vue : il nous indique ce
qui est étudiable scientifiquement chez l’homme : c’est la biologie. Bien qu’il ne
soit pas réductionniste de manière générale, Comte l’est pour la psychologie, qui
est entièrement absorbée dans la biologie et ramenée à une « théorie
cérébrale ». La sociologie a une place autonome mais a pour base « la biologie et
l’invariabilité de l’organisme humain ».
On retrouve 150 ans plus tard la même idée avec la mode de naturaliste. « Il est
possible de replacer l’esprit dans la nature. Il est possible de construire une
science de l’esprit sur des bases biologiques » (Edelman G .M., Biologie de la
conscience). Edelman récuse l’idée que la psychologie puisse être décrite de
manière satisfaisante en termes psychologiques, car il n’y a pas d’esprit, ni de
propriétés psychologiques. La seule connaissance valable est la neurobiologie. On
doit « partir de hypothèse que la cognition et l’expérience consciente ne
reposent que sur des processus et des types d’organisation qui existent dans le
monde physique » (Ibid).
Donnons un exemple. Sur la base d’une théorie de la sélection synaptique et de
l’amplification différentielle au sein de systèmes réentrants, on devrait pouvoir
expliquer la cognition, Cela veut dire qu’un groupe de neurones muni d’une
entrée est interconnecté avec un autre groupe, muni d’une autre entrée, et
qu’ils peuvent ainsi comparer leur activité. Ils sont couplés par une structure
d’ordre supérieur liée au système moteur qui ajuste celui-ci. L’explication
consisterait à coupler ce que l’on sait concernant les sorties d’une multitude de
cartes interconnectées de façon réentrante, au comportement observé.
Meynert professeur de psychiatrie à Vienne avait inventé au XIXe siècle un
système expliquant les conduites humaines par le fonctionnement cérébral resté
célèbre. A un moment donné, Freud s’est essayé à ce genre d’exercice dans
l’esquisse d’une psychologie scientifique jamais publiée de son vivant, procédé
qu’il a désavoué ensuite. Jean Pierre Changeux dans le même esprit, veut
ramener l’esprit à son substrat biologique.
Le plus poussé des réductionnismes biologisant est popularisé depuis les années
1980 aux États-Unis par Paul et Patricia Churchland ou Stephen Stich en
Angleterre. Ils défendent, au nom d’un matérialisme radical, une vision purement
biologique de l’homme. C’est plus qu’un réductionnisme, car l’esprit, les faits
mentaux, la pensée, sont déclarés sans réalité, ils n’existent pas (Matière et
conscience, Seyssel, Champ Vallon, 1999). Il n’est pas question de les ignorer
comme dans le behaviorisme, ni de les ramener à autre chose, car ils n’existent
pas du tout. On ne doit par conséquent considérer que ce qui existe, à savoir les
aspects neurobiologiques et les comportements.
Selon l’éliminativisme, une science future de l’homme expliquera causalement de
manière neurophysiologique et ultimement physique l’ensemble de nos
comportements définis objectivement. Par éliminativisme ces auteurs entendent
que les théories nouvelles et plus justes, éliminent les anciennes infondées. En
l’espèce la psychologique populaire (et celles apparentées) doit être remplacée
par une théorie des états cérébraux. Les disciplines susceptibles d’expliquer ces
activités spécifiques de l’homme sont considérées comme inutiles et à remplacer
par la seule connaissance valide, la neurobiologie.
Le computationnisme
Courant éclectique, le cognitivisme a apporté des idées nouvelles et intéressantes
et une bonne partie des recherches ne sont pas réductionnistes. Mais certaines le
sont. C’est le cas du computationnisme, courant de recherche fondé sur le
postulat selon lequel la cognition est fondamentalement un calcul qui peut être
effectué par un dispositif matériel. Cette démarche est fondée sur la déclaration
d’Alan Turing de 1950, qui, en s’appuyant sur les travaux de Claude Shannon,
affirma que ce que fait l’esprit humain pouvait être effectué par une machine.
Peu de temps après, H.H. Aiken élabora une théorie qui permettait de construire
un circuit électronique réalisant une fonction logique. Suivi le développement de
la cybernétique puis de l’informatique. Le calcul logique fait grâce à des variables
(0 et 1) et des opérateurs (non, et, ou, ou exclusif, non-ou, non-et) est tel que
les formes syntaxiques peuvent être reproduites par des formes signalétiques
électroniques. Des opérations peuvent être réalisées par des circuits, ce qui veut
dire qu’aux opérations sur les variables logiques, correspondent point par point
des fonctionnements électriques.
L’idée vint qu’un calcul logique du même type pourrait être effectué par
l’activité nerveuse. C’est la « Nouvelle synthèse » proclamée dans les années 40
par Stephen Pinker et Henry Plotkin. Pour eux, le calcul est enracinée dans le
substrat biologique du cerveau humain et qui plus est de manière innée. Alan
Nexell et Herbert Simon, lancent le dogme selon lequel l’intelligence, ou l’esprit,
est un calcul symbolique de type informatique. Suit « l’information processing
paradigme » annonçant que tous les aspects cognitifs (perception, apprentissage,
intelligence, langage) sont des opérations de traitement de l’information (signal)
similaires à celles que l’on peut implémenter dans un ordinateur. Il s’agissait de
chercher « comment les phénomènes mentaux peuvent être matériellement
réalisés », écrit Dan Sperber.
En 1943, Warren Mc Culloch et Walter Pitt publient un article « Un calcul logique
immanent dans l’activité nerveuse ». Ils indiquent la possibilité d’un calcul
logique dans le système nerveux en le comparant avec un réseau électronique
calculateur. Il s’agit d’un point de vue formel et hypothétique, car les schémas
proposés simplifient considérablement les neurones et rien n’indiquent pas que
de tels réseaux existent vraiment dans le cerveau. Ils sont seulement au vu des
connaissances de l’époque possibles. Franck Rosenblatt propose en 1962 une
machine composée de deux couches de neurones simplifiés, liées entre elles par
des connexions au hasard, et qui peuvent être modifiées pour apprendre.
La pensée, l’esprit, l’intelligence, seraient un traitement syntaxique, un calcul
traitant des représentations symboliques, qui correspondent elles-mêmes à des
traces, des marques matérielles. On retrouve en 1989, le même projet exprimé
par John Haugeland. « La pensée est une manipulation de symboles » et « la
science cognitive repose sur l’hypothèse … que tout intelligence, humaine ou
non, est concrètement une manipulation de symboles quasi
linguistiques » (Haugeland J., L’esprit dans la machine, Paris, Odile Jacob, 1989).
Haugeland affirme que les questions qui tracassent les philosophes depuis
plusieurs millénaires ont trouvé une réponse. L’esprit est un système formel car
« la pensée et le calcul sont identiques ». « La pensée (l’intellect) est
essentiellement une manipulation de symboles (c’est-à-dire d’idées) ». C’est le
postulat calculateur fondateur du computationniste.
Au computationnisme, a fait suite le connexionnisme, contestant qu’il y ait un
programme symbolique. Dans ce cas le cerveau est le seul et unique niveau à
considérer. On n’a même plus besoin de symbole, ni de représentations. La
cognition ne serait pas une propriété abstraite qui pourrait être reproduite grâce
à des manipulations de symboles, mais proviendrait de l’interaction des
composants biologiques du cerveau. L’approche dynamique récuse la séparation
entre la cognition et son incarnation. Elle considère la cognition comme
inhérente au niveau biologique, ce qui est nommé « embodied cognition », ou
encore « enaction ». (Varela F., Invitation aux Sciences Cognitives, Paris, Seuil,
1988 et L’Inscription Corporelle de l’Esprit, Seuil, Paris, 1993). Le schéma
paradigmatique est celui du stimuli-réponses, supposant que si la connectique
est suffisamment complexe, elle aura réponse à tout.
Une des applications de cette manière de voir en robotique est celle de Rodney
Brooks, directeur du Laboratoire d’intelligence artificielle du Massachusetts
Institute of Technology qui tente de faire des robots autonomes sans
représentation du monde. En gros il applique l’idée d’une boucle réflexe élargie à
la perception-action pour construire une machine qui, au départ, ne sait rien de
son environnement, mais qui est dotée des boucles sensori-motrices efficaces.
Elle testera sa boucle de réaction/action, jusqu’à la rendre efficace et pouvoir se
débrouiller dans n’importe quel environnement.
C’est une manière de considérer en continu le cerveau, le corps, le monde, et de
situer l’organisme dans un rapport adaptatif au monde. Que cela soit une
conception juste concernant les organismes inférieurs est assez probable. Que
l’on puisse tenter une analogie entre les robots et les cafards paraît jouable. Par
contre, il paraît abusif de le faire pour les mammifères et surtout l’homme
concernant les capacités supérieures. Que sur cette base puisse émerger des
significations, des catégories universelles de type classes d’objets, ou le langage
est sans fondement. Piaget a montré depuis longtemps que l’acquisition de la
capacité d’abstraction est inséparable de la mise en oeuvre des schèmes sensorimoteur,
mais qu’elle ne peut s’y réduire. Il y a un procédé de raisonnement
fallacieux à l’oeuvre, consistant à passer de schèmes de catégorisation pratiques
à des catégories conceptuelles comme si c’était pareil. Ou encore supposer
derrière des attitudes des significations. Si un cafard ou un robot fuit une
situation cela ne veut pas dire qu’il la juge indésirable, cela veut seulement dire
que s’est bouclé un circuit d’évitement. Il n’y a là aucune signification, aucune
pensée.
Pour Varela, en tant que système neuronal, le fonctionnement du cerveau revient
à la recherche de stabilité sensori-motrice. Chez l’animal le système neuronal,
fait une boucle perception-action. Sur le plan évolutif, ce serait sur cette base
que des choses plus abstraites ont commencé à se greffer. « Comment se produit
ce saut ? Pourquoi des propriétés abstraites symboliques émergeraient-elles chez
le robot COG que développe Brooks ? La réponse n’est pas encore
claire » (Interview dans la revue La Recherche) admet Varela. Ceci est à
rapprocher de l’aveu de Jean Pierre Changeux à Paul Ricoeur « L’implémentation
de ce que l’on entend par signification pose problème » (Dialogue entre J.P.
Changeux et P. Ricoeur).
De notre point de vue, le computationnisme est erroné. Les circuits neuronaux du
cerveau ne fonctionnent pas comme ceux des ordinateurs (ils sont bien plus
complexes) et il paraît impossible qu’ils puissent être le support d’inscription
(d’implémentation) d’un programme symbolique déterminant les actions
humaines. Quant à l’élimination complète des représentations, de la signification,
elle est contraire à l’évidence. La réduction-simplification a lieu de tous les côtés
sans motivation valable. Ces réductions simplificatrices sont erronées et n’ont
aucune justification scientifique.
Le mythe réductionniste
Ces doctrines psychologiques participent d’un mythe scientifique tout à fait
particulier. Par mythe scientifique nous entendons un récit unificateur donnant
lieu à une croyance partagée par un groupe social de scientifiques à une époque
donnée. Ce récit mythique décrit globalement l’homme et le monde. Nous
laissons volontairement de côté la question de la validité du contenu qui
n’intervient pas.
Le mythe au sein duquel se déploie le réductionnisme suppose un monde matériel
dans lequel se meut un homme biomécanique réagissant à des stimuli par des
réponses déterminées par son câblage nerveux, et, au mieux, par l’intermédiaire
d’une cognition, elle-même mécanisée sous forme syntaxique. C’est une vision de
l’homme qui laisse de côté la culture, l’histoire et la pensée. Ce mythe nous
donne à voir un homme simplifié, réduit à son soubassement biocomportemental
se mouvant dans un environnement naturel. Le réductionnisme débouche sur une
anthropologie naturaliste qui a le grave inconvénient de gommer la spécificité
humaine et d’en retarder l’étude scientifique.
Pour imager notre propos, on peut utiliser l’exemple de la statue, qui permet
habituellement d’illustrer l’opposition entre forme et matière. Les
réductionnistes s’intéressent à la matière (marbre, bois, métal), prétendant que
c’est d’elle que viennent tous les effets produits par la statue. Pour cela, ils sont
obligés de ramener ces effets à son "comportement" (le poids, le volume, la
dureté, la résistance, etc.). Les non-réductionnistes considèrent, certes, la
matière, mais aussi s’intéressent à la forme de la statue (à ce qu’elle représente),
et aux effets de cette forme. Ces derniers ont lieu chez ceux qui regardent la
statue, ce qui renvoie à l’univers mental, social et culturel de l‘artiste et des
spectateurs. Ces effets sont riches et très nombreux : sensations, idées,
émotions, discours, etc.
Le réductionnisme commet deux erreurs :
1/ Prétendre que tous les faits à considérer sont de type poids, dureté, et que les
autres n’existent pas ou ne sont pas à considérer (sont mineurs).
2/ Prétendre que tous les faits viennent de la matière et que la forme n’y est
pour rien. On voit apparaître le biais du raisonnement : la seconde affirmation est
vraie, au prix d’avoir éliminé les fait gênants.
Cette manière de précéder vient de loin, elle s’autorise de la distinction entre les
qualités premières et qualités secondes, opposition sur laquelle s’est bâti toute la
science classique. Il nous faut donc nous opposer à cette épistémologie et
montrer d’une part qu’il n’y a pas de fait mineur que l’on puisse négliger et
d’autre part que la forme de la statue à une qualité d’être équivalent qui à celui
de la matière et qui ne peut être méprisée. Si l’on sort de la comparaison pour
revenir à notre propos initial, la forme de la statue correspond au niveau
d’organisation spécifique dont nous voulons montrer l’existence.
Un excellent article de Juignet Patrick, pour Philosciences.com, 2009