Conférence donnée par Patrick Sadoun à Reims le 10/06/2016 dans le cadre des 15èmes rencontres de la Criée et le 23 juin 2016 aux 4èmes Assises du Médico-social à Paris

Tout dans l’autisme semble pousser au repli sur soi et à l’enfermement. C’est valable aussi bien pour les personnes autistes que pour toutes celles qui les accompagnent, tant parents que professionnels. Pourtant, contrairement aux clichés les plus répandus, le désir de changement et l’intérêt pour l’autre existent aussi chez ces personnes même si des angoisses massives entravent leurs manifestations. Il s’agit dès lors, pour tous ceux qui refusent le renoncement à la vie et l’enfermement dans une routine mortifère, de soutenir ces ébauches de désir tout en apaisant les terreurs qui les accompagnent.

 Tout cela est bien beau et très facile à dire mais, dans la réalité de tous les jours, chaque pas est si difficile… Tous les parents d’enfants autistes ont dû renoncer à leur ancien mode de vie. Une simple promenade est une source de stress quand votre enfant risque à chaque instant de se faire écraser par une voiture à laquelle il ne prête aucune attention. Les courses au supermarché deviennent une épreuve quand il veut mettre tout ce qui l’attire dans le caddy et s’obstine à sortir par là où il est entré sans passer par les caisses. Le nombre d’amis et de parents qui vous invitent se réduit comme peau de chagrin (c’est bien le cas de le dire) et, finalement, on n’a même plus envie de les rencontrer car leurs préoccupations et leurs centres d’intérêt nous semblent tellement futiles.

Alors on rétrécit son univers, on ne sort plus le soir, on ne part plus en vacances et on privilégie les parcours connus et sécurisés.

 Pourtant nous avons vite remarqué que notre fils Boris adorait les sorties : quand on lui propose d’aller au restaurant, il s’habille en quelques secondes alors que cela peut prendre des heures quand il n’est pas motivé. Quand il était petit son frère et sa sœur partaient chaque été en colonie de vacances. Il ne parlait presque pas à cette époque, il a commencé vers l’âge de 10 ans et il ne nous était pas même venu à l’idée de le laisser partir, lui aussi, loin de nous. Un jour, alors que son frère et sa sœur venaient de rentrer de colo avec leur sac à dos, nous le vîmes soudain entrer dans le séjour avec un sac. Je lui demandai s’il voulait lui aussi partir en vacances sans Papa et Maman, et à ma grande surprise, il répondit que oui. Très sceptiques, peut-être même un peu effrayés, nous avons reformulé la question de différentes façons et à différents moments mais la réponse était invariablement « oui ». Il fallait nous y résoudre et, l’été suivant, nous l’avons amené dans un centre de vacances adapté. Nous étions très inquiets, persuadés que les moniteurs ne résisteraient pas plus d’une nuit. En visitant le centre nous avons vite constaté que certains semblaient avoir plus de difficultés que notre fils mais, loin de nous rassurer, nous nous disions que ce n’était pas bien pour lui, que les autres ne lui apporteraient rien, qu’au contraire ils allaient le tirer vers le bas, que d’ailleurs ils étaient tous moches, voire effrayants pour certains. Bref nous revivions le traumatisme que nous avions vécu la première fois que nous étions entrés dans un établissement spécialisé et nous n’avions qu’une envie : rebrousser chemin et rentrer bien vite à la maison avec Boris. Mais lui ne paraissait pas du tout perturbé par cet environnement et nous avons donc accepté de prendre le risque de le laisser. En partant j’ai dû m’arrêter sur le bas-côté car j’avais la nausée. Les jours suivants, installés dans un hôtel à proximité, nous avons attendu chaque jour qu’on nous appelle pour venir le chercher. Deux semaines plus tard aucune catastrophe n’était arrivée et la colo s’est bien terminée. Boris avait l’air très content. Depuis cette première expérience de séparation il nous redemande chaque année de partir en colo, il veut regarder les catalogues car il veut chaque été découvrir un nouvel endroit.

Autrement dit, nous avions sous-estimé ses capacités d’adaptation. Le problème était bien plus de notre côté que du sien. Nous avions du mal à le confier à d’autres, persuadés que c’était trop compliqué, que personne ne pourrait le comprendre et s’en occuper aussi bien que ses parents. Aujourd’hui je repère très vite ces difficultés de séparation dans d’autres familles. Bien sûr c’est un phénomène très banal et pas du tout réservé aux enfants handicapés. Il suffit d’aller regarder toutes ces mamans qui pleurent le premier jour d’entrée en maternelle. Mais nous, parents d’enfants handicapés, nous avons un alibi tout trouvé si nous voulons éviter de nous confronter à la nécessité de couper le cordon ombilical : nos enfants ne sont pas autonomes et ils sont particulièrement vulnérables. Et c’est ainsi que beaucoup de familles, pas seulement monoparentales, se replient et se referment sur leur enfant. Celui-ci occupe alors toute la place, au détriment de ses frères et sœurs qui en seront marqués durablement, au détriment également de la vie de couple de ses parents. Ce n’est pas toujours un sacrifice, l’enfant peut aussi parfois servir de bouclier pour se protéger de son conjoint. Et puis c’est tellement gratifiant de se croire indispensable pour quelqu’un !

 Tous les professionnels vivent quotidiennement les difficultés de nombreux parents à leur confier sereinement leur enfant handicapé. Cela se traduit souvent par une méfiance disproportionnée et des reproches incessants.

Inversement il fut un temps où les institutions considéraient que c’était leur rôle d’opérer cette coupure que les parents ne seraient pas capables de faire eux-mêmes. Et, malheureusement, cette idée n’a pas entièrement disparu. De nombreux établissements essaient encore de limiter le plus possible les retours en famille le weekend ou interdisent aux parents l’accès à la chambre de leur enfant lorsqu’ils viennent le chercher. On va même parfois jusqu’à interdire aux personnels de communiquer quoi que ce soit sur la vie de l’établissement ou celle des résidents. Cette rigidité est une très grande source de souffrances pour les familles concernées, elle alimente la méfiance envers ce qui est perçu comme une omerta délibérée et, surtout, elle est néfaste pour les personnes autistes.

 Chacun connait l’extrême difficulté des autistes à entrer dans le lien à l’autre. Ce n’est certainement pas en essayant de détruire le lien primordial parents/enfants qu’on aide nos enfants à se constituer comme sujets. Mais les institutions qui pratiquent encore ce rejet des familles savent trouver, quelles que soient leurs approches de l’autisme, des justifications théoriques plus ou moins bien étayées. Le présupposé théorique le plus répandu, la nécessité pour une personne autiste de se séparer de ses parents pour pouvoir exister de manière autonome, est biaisé : il est certes très important d’aider ces personnes à faire la distinction entre elles et les autres mais ce travail de construction du sujet ne peut pas se faire à coups de hache. On n’apprend pas à nager à un enfant en le jetant seul en eaux profondes.

De plus cet argument repose sur une confusion théorique : il transpose mécaniquement une clinique de l’aliénation à l’autre à ce qui devrait être une clinique de l’absence de lien à l’autre. Lorsqu’un autiste s’attache à un objet, ce n’est jamais un doudou qui lui permet d’accepter l’absence de sa mère, et lorsque les éducateurs ont pour consigne de le lui enlever, c’est comme s’ils lui arrachaient un bras ou une jambe. Lorsqu’un autiste allume et éteint pendant des heures la lumière ou relève et baisse les stores, ce que certains appellent des jeux on/off, cela n’a rien à voir avec le fameux « fort/da » de Freud, le jeu de son petit-fils Hans, qui symbolisait le départ et le retour de sa mère en lançant puis en ramenant vers lui une bobine attachée à un fil. C’est au contraire une stéréotypie dans laquelle l’élément répétitif a le même rôle de fascination et de mise en retrait du monde que le mouvement tournant du tambour d’une machine à laver.

Quand des professionnels ou des institutions mettent en avant une psychanalyse mal assimilée pour repousser les familles, leur seul résultat assuré est de se faire détester et, à la longue, de déclencher un tsunami d’hostilité envers tout ce qui est psy !

 Le partenariat parents/professionnels est, au contraire, indispensable pour essayer de comprendre ensemble ce qu’expriment certains comportements dits inadaptés. Et la prise en compte par les institutions de la détresse des familles devrait être partie intégrante de leur mission thérapeutique. Des parents en grande souffrance n’ont pas la disponibilité d’esprit nécessaire pour prendre le risque d’ouvrir leur enfant vers le monde extérieur et de supporter le regard des autres.

Mais c’est beaucoup plus facile de leur fermer les portes, de ne pas se laisser envahir par leurs problèmes en plus de ceux de leurs enfants. Accessoirement, en limitant les sorties le weekend, on accroît les recettes des établissements qui sont financées au nombre de journées passées sur place par les résidents. Mais surtout, c’est tellement plus simple de s’appuyer sur une théorie, quelle qu’elle soit, de se présenter comme expert en ce domaine et de plaquer sur une réalité toujours complexe et diversifiée, des principes censés être validés par la science ou un savoir quelconque. Au lieu de partir de la personne autiste en chair et en os, au lieu de tâtonner patiemment pour essayer d’établir un lien avec elle en s’appuyant sur ses centres d’intérêts, aussi restreints et répétitifs soient-ils, on lui impose des exercices et des activités issus d’un savoir préétabli. Ce positionnement mandarinal, que l’on peut retrouver chez des professionnels se réclamant de n’importe quelle approche, est certainement très rassurant pour ces intervenants et certains parents mais il n’est pas de nature à apprivoiser les craintes de personnes autistes qui se sentent vite envahies et menacées par la présence de l’autre, son corps, sa voix, son haleine, ses gestes et ses regards.

 Créer des liens, les renforcer, les diversifier avec des personnes que cela terrorise relève de l’équilibrisme. On n’apprend pas à marcher sur une corde raide uniquement dans les livres, cela demande avant tout beaucoup de pratique, de réflexion sur ses pratiques, d’attention, de patience et l’acceptation d’échecs répétés. Là aussi, on peut et on doit prendre des filets de protection. Par exemple en prenant toutes les dispositions nécessaires pour que l’intervenant ou le résident puisse, en toute sécurité, se retirer immédiatement quand il sent qu’il va craquer. La plupart des établissements le savent et ne laissent jamais une ou plusieurs personnes autistes avec un seul éducateur. Car pour ne pas courir le risque de maltraitance il est parfois indispensable de pouvoir passer le relai en urgence. Les familles monoparentales sont malheureusement privées de cette sortie de secours et l’absence d’un tiers rend leur situation infiniment plus difficile à vivre.

Il faut aussi reconnaitre que les personnes autistes ont, comme tout être humain, le besoin impérieux de ne pas toujours avoir quelqu’un sur le dos. Or les institutions créent trop souvent des situations de huis clos insupportable. L’anxiété des parents vient ici se conjuguer à celle de la direction pour exiger des professionnels qu’ils ne quittent jamais des yeux les résidents.

Beaucoup de parents souhaitent que leur enfant soit constamment occupé afin qu’il ne s’enferme pas dans ses stéréotypies. Du côté de la direction la peur de l’accident et de la responsabilité pénale est trop souvent la préoccupation principale qui vient marginaliser toute autre considération. Alors, même si le périmètre du foyer est sécurisé, on ne laisse pas les résidents y circuler librement, sous prétexte que certains pourraient fuguer et mettre leur vie en danger. Le risque est certes réel et des accidents ont effectivement eu lieu. Cependant on peut aussi mettre en place, avec l’accord des familles, un dispositif de repérage GPS des quelques fugueurs et ne plus interdire toute liberté de mouvement à tous les autres. Ces arguments rationnels sont rarement suffisants pour calmer l’angoisse de l’accident. Car il n’y a pas que le risque de fugue. Certains peuvent avaler n’importe quoi, des cailloux, un pot de peinture, des déchets. D’autres peuvent se taper la tête contre les murs et se blesser grièvement. D’autres enfin sont sujets à des crises d’épilepsie qui nécessitent une intervention immédiate. Alors, au lieu de mettre en place une surveillance différenciée en fonction de chaque problématique individuelle, on impose à tous la présence et le contrôle visuel permanent par les professionnels de service. Cela crée un très grand stress, aussi bien chez les personnes autistes que chez leurs « surveillants ». Cela est encore accentué lorsque cette volonté de tout contrôler s’applique aussi aux emplois du temps et qu’aucune marge n’est laissée à ceux qui ont du mal à franchir les seuils, doivent impérativement effectuer leurs rituels obsessionnels ou, tout simplement, n’ont pas envie ce jour-là de faire ce qu’on exige d’eux. N’importe quel enfant a besoin de pouvoir dire non à ses parents pour se construire. Cette possibilité n’existe pas, ou très peu, dans bien des établissements qui accueillent nos enfants, adolescents et adultes autistes. Car il n’y a pas là de place pour le désir individuel. Ni pour les professionnels, pour lesquels c’est très difficile de prendre des initiatives, ni pour les usagers auxquels on ne laisse jamais la possibilité de se soustraire aux contraintes du groupe, des horaires et de l’emploi du temps. L’état de tension permanente que crée cette volonté de tout maîtriser à chaque instant entraine fréquemment des passages à l’acte : des crises, des agressions et des automutilations chez les usagers, des arrêts maladie et des démissions chez les professionnels.

La plupart des établissements sont très démunis lorsque des usagers ont recours à la violence. Au mieux on recherche alors la cause ponctuelle du déclenchement d’un passage à l’acte mais il est très rare que l’on s’interroge sur ce qui, dans le fonctionnement même de l’institution, dans ses modes de prises en charge, est générateur de tensions pour tout un chacun.

Alors on offre aux éducateurs des stages pour apprendre à immobiliser physiquement une personne en crise en lui tordant le bras et en la maintenant au sol, on a recours à des chambres dites d’apaisement, on augmente les doses de tranquillisants, puis, si cela ne suffit toujours pas, on a recours à l’hôpital psychiatrique que l’on critiquait copieusement la veille. Enfin, lorsque ces dénommés « comportements problèmes » se reproduisent trop souvent, on pousse la personne vers la sortie et elle va grossir le nombre de ceux que l’on appelle pudiquement les « sans solutions ».

 Dans le sanitaire et le médicosocial, comme dans toute entreprise, le turnover du personnel et le taux d’arrêts-maladie sont d’excellents indicateurs du bien-être au travail et de la bonne santé psychique de l’établissement. Il en est de même pour l’augmentation ou la diminution dans le temps du recours aux tranquillisants, aux chambres dites d’apaisement, aux contentions, aux hospitalisations en psychiatrie et aux exclusions (plus ou moins bien déguisées). Ce sont là des repères très simples, facilement quantifiables mais qui ne font pas partie des procédures d’évaluation. En comparant ces indices d’un établissement à l’autre on pourrait pourtant facilement mesurer les effets secondaires des différentes approches. Mais c’est peut-être justement ce que les pouvoirs publics et certaines associations de parents ont toujours refusé, jusqu’à présent, de regarder en face.

Pour résumer on pourrait dire que ce qui est essentiel avec des personnes autistes c’est de les aider patiemment à créer du lien, en apaisant leur crainte de l’autre et en les assurant qu’elles auront, à tout moment, la possibilité de s’y soustraire.

Le maintien du lien à la famille est déterminant, en particulier avec les familles les plus en difficulté. Certaines fois celles-ci ont renoncé à aller chercher leur enfant adulte le weekend parce qu’elles sont trop âgées, fatiguées, déprimées ou parce que cela se passe trop mal à la maison. Dans ces cas il faudrait qu’un éducateur puisse accompagner l’usager chez ses parents, ne serait-ce que pour un repas de temps en temps.

Dans tous les foyers pour adultes, on voit des résidents qui y passent 24 heures sur 24, 365 jours par an et cela pendant des décennies. C’est là aussi la hantise de tous les parents vieillissants. Pourtant cela ferait certainement beaucoup de bien à tous, en particulier aux plus déficitaires, de pouvoir parfois changer d’environnement. On pourrait imaginer le recours ponctuel à des familles d’accueil. Mais, avec les dispositifs tarifaires actuels, les établissements y perdraient leurs prix de journées. Les associations de famille devraient donc se mobiliser pour que les établissements disposent d’une dotation globale, indépendante des jours de présence. Cela éviterait aux parents encore valides d’avoir à subir des pressions et des menaces dès qu’ils souhaitent prendre avec leur enfant un jour de plus que les 5 semaines par an autorisées. Ainsi, depuis que Boris passe la semaine dans un foyer, nous ne pouvons plus l’envoyer en colo l’été, car il ne pourrait plus prendre de vacances avec nous. Par ailleurs aucun établissement médico-social français ne peut, en l’état actuel de la législation, organiser des séjours hors les murs de plus d’un jour ou deux. En effet, contrairement à l’Education Nationale où les enseignants n’ont droit à aucune heure supplémentaire lorsqu’ils accompagnent leurs élèves pour des sorties ou des voyages scolaires, la convention sociale de ce secteur impose de payer chaque heure passée avec les usagers. La conséquence est qu’un séjour de deux semaines à l’extérieur ferait exploser le budget de l’établissement et que presque tous sont donc forcés d’y renoncer. Il faudrait que la législation permette aux professionnels qui l’accepteraient, de renoncer volontairement au paiement d’heures supplémentaires lors de voyages à l’extérieur des établissements. Certains considéreront cette suggestion comme une régression sociale mais, dans la réalité, aucune heure supplémentaire n’est actuellement payée pour ces voyages car il n’y a pas de voyages.

 En attendant, pour que Boris puisse malgré tout faire régulièrement l’expérience d’un autre environnement, j’ai convaincu la direction de son établissement de mettre en place un partenariat entre plusieurs foyers pour des échanges ponctuels de résidents. Dans ce cadre- là, chaque établissement garde son prix de journée et l’échange ne coute presque rien. Cela fonctionne très bien. Pour Boris ce sont un peu, à chaque fois, des vacances au club med. Le problème c’est qu’il aimerait bien en découvrir un nouveau tous les ans. Et il ne veut pas y aller avec d’autres jeunes de son foyer. Il n’aimerait pas non plus que les éducateurs qui l’accompagnent restent sur place quelques jours. Non, il nous exprime très clairement à chaque échange combien c’est important pour lui de se soustraire complètement à son environnement habituel et d’en découvrir un autre. Il vient par là nous confirmer que le besoin d’immuabilité cher à Léo Kanner n’est pas une fatalité et que beaucoup de choses peuvent bouger chez nos enfants autistes pour peu qu’on écoute leurs désirs et que cela ne nous fasse pas trop peur.

 

 

 Patrick Sadoun

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