A l’Hôtel-Dieu, je panse donc je suis
Cynthia Fleury, responsable de la chaire de philosophie de l’Hôtel-Dieu. Frédéric Stucin pour « Le Monde »
Dans un article devenu célèbre, au titre faussement interrogatif, « Qu’est-ce que la psychologie ? », le médecin et philosophe Georges Canguilhem se livrait, en 1958, à une critique féroce de cette discipline. « Quand on sort de la Sorbonne par [l’Institut de psychologie de] la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon, qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si on va en descendant, on se dirige sûrement vers la Préfecture de police », concluait-il. D’un côté la réflexion humaniste, de l’autre la répression. Pour Frédéric Worms, professeur de philosophie contemporaine à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Paris, la même caricature pourrait être faite à propos de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu.
« Situé entre Notre-Dame de Paris et la Préfecture de police, ce haut lieu du soin, selon ce qu’on en fait, peut devenir soit un lieu d’idéologie compassionnelle, soit un lieu d’enfermement », souligne-t-il. Entre ces deux extrêmes, le soin, tel qu’il se pratique à l’hôpital, pose au philosophe une infinité de questions : « Celles de l’expérience de la maladie, de la souffrance et de la violence qu’elle génère, celles de l’égalité sociale, de la place de la technique, des problèmes moraux rencontrés par les soignants », énumère-t-il. Autant de thèmes explorés par la chaire de philosophie qui s’ouvre cette année dans le vénérable établissement, et dont Frédéric Worms préside le conseil scientifique.
Une chaire de philosophie dans un hôpital ? En France, il s’agit d’une première. Fille d’un projet commun entre l’ENS et l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), elle reflète la volonté de repenser la place des « humanités » dans l’enseignement des médecins et du personnel soignant. « Il y sera aussi bien question de patients dialysés que de l’arrivée des robots à l’hôpital, du burn-out des soignants que de l’interprétation des données liées à la santé », précise la philosophe Cynthia Fleury, responsable de la chaire.
Officiellement inauguré en ce mois de septembre, cet enseignement d’un genre nouveau a déjà bénéficié de six mois d’expérimentation, afin d’en préciser les contours en accord avec les services hospitaliers impliqués. Un galop d’essai qui a permis à ses fondateurs de confirmer leur intuition : mettre en mots le ressenti des malades et des soignants, dans ce lieu de haute technicité médicale, répond à un besoin pressant.
Se nourrir des doutes des soignants
« Confrontés à une pratique souvent très normative, à des situations complexes (maladies chroniques, longs séjours, fin de vie) et à une logique gestionnaire de plus en plus présente, les soignants se sentent souvent très seuls dans leurs questionnements, et beaucoup les refoulent, affirme Frédéric Worms. Les poser officiellement à l’hôpital, au cœur du système, c’est les légitimer. Cela aura forcément des effets sur les pratiques. »
Cours magistraux, séminaires, conférences ou ateliers, si les modules prévus tout au long de l’année s’adressent aussi bien aux étudiants qu’aux associations de malades, c’est avant tout aux soignants que cette chaire tend la main. Car la philosophie se nourrit davantage de doutes que de certitudes. Et les doutes, ils sont nombreux à le penser, doivent retrouver droit de cité à l’hôpital.
Dans sa définition pleine et entière, le soin ne désigne pas qu’un domaine particulier de l’activité médicale (soins infirmiers ou palliatifs). Il ne correspond pas non plus à un « supplément d’âme », mais au « socle anthropologique sur lequel la médecine – toute médecine – fonde son humanité et son efficacité ». Ainsi le définit le philosophe Dominique Lecourt, en avant-propos de l’ouvrage collectif La Philosophie du soin. Ethique, médecine et société (2010, PUF). Un livre dans lequel Georges Canguilhem – avec Paul Ricœur ou Emmanuel Levinas – est abondamment cité, et pour cause : son essai sur Le Normal et le Pathologique (1943) est au cœur de l’éthique du soin.
Pour ce philosophe formé à la médecine, la maladie est une crise, qui exige du patient qu’il s’adapte à sa nouvelle condition, voire qu’il trouve un nouveau sens à sa vie. Pour y parvenir, il ne peut que dire sa douleur, son angoisse, ses espoirs, et « cette protestation d’existence mérite d’être entendue ». Mais cette parole peut-elle seulement s’exprimer dans le cadre scientifique et technique qui prévaut dans les services hospitaliers ?
Une meilleure écoute des malades
« Aujourd’hui comme autrefois, on entend de façon récurrente l’accusation d’un manque d’“humanité” de la part des médecins à l’égard de leurs patients », constate la chercheuse Marie Gaille, spécialiste de la philosophie de la médecine au CNRS. Ce « déni d’humanité » s’explique en premier lieu par des causes structurelles – contrôle de soi de la part des professionnels, fragmentation du soin lié à la spécialisation, contraintes économiques –, qui empêchent trop souvent de percevoir le patient comme un sujet à part entière. Une prise en compte pourtant nécessaire, non seulement pour des raisons éthiques, mais parce qu’il en va de l’efficacité du traitement.
Si l’on en croit le philosophe et docteur en sciences de l’éducation Philippe Barrier, malade chronique et auteur du livre Le Patient autonome (PUF, 2014), réduire le patient à une dimension essentiellement mesurable et quantifiable « mutile la connaissance même de la maladie d’une part essentielle, en même temps qu’il prive le médecin d’un appui fondamental pour la mise en œuvre de la thérapeutique ».
« Dès qu’on met un pied à l’hôpital, on y rencontre tous les points limites de la vie : la naissance, l’accident, la mort. Il s’agit d’un territoire existentiel, sur lequel il est contre-productif de ne pas demander au malade sa participation active », renchérit Cynthia Fleury, pour qui il importe de renouer avec « une démarche holistique du soin ». Laquelle passe, entre autres, par une meilleure écoute des malades, que les soignants eux-mêmes sont nombreux à appeler de leurs vœux.
Fragile interface
« Cela m’a toujours frappé dans ma pratique : c’est souvent quand on ne parle pas – au moment de l’auscultation par exemple – que le patient nous dit des choses importantes. Il faut l’écouter à ce moment-là. Or, que dit-on habituellement ? “Excusez-moi, pourriez-vous faire le silence, car je dois ausculter…” C’est justement à ce moment-là qu’il faudrait pouvoir écouter très attentivement », résume Lazare Benaroyo, médecin et professeur d’éthique et de philosophie de la médecine à l’université de Lausanne.
Mais porter une égale attention aux dimensions techniques et aux enjeux humains mobilisés dans l’état de maladie ne va pas de soi. A l’hôpital moins qu’ailleurs, et pas seulement par manque de temps. Car « l’art de l’écoute suppose une mise en retrait, une ouverture à l’autre, une non-maîtrise, quand l’usage de la technique est fondé sur la maîtrise et le contrôle ».Deux injonctions paradoxales, faisant appel à des connaissances et à des méthodes différentes.
Dans ce contexte difficile, quel peut être l’apport des philosophes à l’amélioration du dialogue entre soignants et malades ? Pour Marie Gaille, membre du conseil scientifique de la chaire, le premier avantage de cette démarche est d’être sur le terrain. « Canguilhem, Ricœur ou Levinas ont apporté beaucoup à la philosophie du soin, mais ils ne sont pas allés s’installer au pied des malades avec les équipes médicales. En France comme ailleurs, un certain nombre de philosophes et de médecins tentent aujourd’hui de combler cette distance, afin de travailler concrètement sur les questions que se posent les patients et les équipes médicales », souligne-t-elle. Plus intéressant encore à ses yeux : le fait qu’un établissement de l’AP-HP ait accepté d’introduire dans ses murs un point de vue extramédical.
« Pour le monde de l’hôpital, ce n’est pas du tout quelque chose qui va de soi, insiste-t-elle.Même si le corps médical, depuis les années 1970, intègre progressivement dans ses réflexions la question de la qualité de vie et des priorités de vie des patients, il tend toujours – et c’est normal – à y répondre en fonction de sa propre grille de lecture. Pour la première fois, une voix va être introduite dans l’hôpital public qui mettra en avant d’autres critères que ceux que les médecins ont en tête. » Reste à savoir, concrètement, où mènera l’aventure. Expérience forte et innovante ou simple conversation de salon ?
Au-delà des enseignements en cours, l’ambition est que les équipes médicales fassent remonter leurs questionnements et que soient définis sur cette base les projets de recherche à venir. Mais dans cette fragile interface entre philosophie et hôpital, tout reste à faire.