Dans le journal l’Humanité, Pierre Dardot Philosophe Carlos Parada Psychiatre Sandrine Deloche Pédopsychiatre Liliane Irzenski Pédopsychiatre Suite du meeting poétique et politique du 16 octobre

Pierre Dardot Philosophe Carlos Parada Psychiatre Sandrine Deloche Pédopsychiatre Liliane Irzenski Pédopsychiatre

Ouvrir d’autres voies par Liliane Irzenski Pédopsychiatre

Quel avenir pour les enfants ? Quel avenir pour l’enfance de l’humanité ? Prévention ou prédiction ? Les 39 se sont constitués spontanément, fin 2008, en réaction à la violence d’un discours de l’ancien président de la République, tenu à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique Erasme à Antony. Son discours ne niait pas l’existence de la folie, mais l’amalgamait avec des notions de dangerosité mensongères et abusives. Elles donnèrent lieu à la budgétisation immédiate de moyens de surveillance et de contraintes intolérables à l’encontre des patients. Ce discours aussi bête que démiurgique, médiatisé à haute dose, renforça une figure de l’ennemi intérieur en insufflant à toute la population le fiel de la peur. Il renforça aussi la méfiance envers les autres, déjà induite par la montée, de plus en plus inquiétante, du chômage et de la mise en concurrence des humains. Attiser la peur en orchestrant le sécuritaire exploite les sentiments d’insécurité et d’incertitude propres à chacun et amoindrit notre pouvoir et notre devoir de penser : qu’est-ce qui fait société ?

C’est à partir de ce discours déployé avec tant d’arrogance pour légitimer la mise en place d’une politique sécuritaire que nous nous sommes retrouvés ici à la Parole errante, très nombreux, en février 2009, pour un premier meeting, « Contre la nuit sécuritaire ». Aujourd’hui, c’est encore un meeting politique, davantage centré sur l’avenir des enfants. Meeting politique, parce que prendre soin de la construction de la dimension humaine n’a plus à être considéré comme une préoccupation bourgeoise et que nous ne pouvons pas penser l’intérêt général sans penser démocratie. Meeting poétique, car la poésie et la création sont le propre des enfants : c’est toujours avec poésie et inventivité qu’ils tentent de donner sens à ce qu’ils vivent et qui leur échappe ! Ces mutations d’organisation de l’ordre social et ces attaques permanentes sur ce que parler veut dire nous bouleversent, nous bousculent avec grande violence, tous, petits et grands. Nous sommes donc réquisitionnés à nous engager politiquement, car nous sommes dans une période de refondation qui sollicite un imaginaire de la relation et sur ce point les enfants peuvent nous enseigner… Pourquoi avons-nous créé un groupe enfance au sein des 39 ? Pour nous demander ensemble : à quel ordre veut-on nous soumettre pour ne plus penser l’enfance qu’en termes de handicap, de dysfonctionnements, de danger, de racaille ou d’exclusion ? Parce que nous connaissons notre rapport à cette vivacité de l’enfance, à cette ténacité des enfants à vouloir déranger pour se faire entendre, connaître et reconnaître, nous avons à dénoncer les instances bureaucratiques qui fixent les symptômes au lieu d’en prendre soin. Parce que l’enfance, c’est aussi le temps de tous ces pourquoi qui décrètent la reconnaissance d’un besoin de compréhension aussi vital que le sont celui de se nourrir ou celui de rêver. Et ces pourquoi des enfants nous donnent à ne jamais oublier, comme l’écrivait Robert Antelme dans son texte l’Espèce humaine, dans quel univers meurtrier nous pouvons nous trouver s’il n’y avait plus droit au pourquoi… Or, aujourd’hui, de plus en plus d’enfants, tout comme nous d’ailleurs, ne trouvent plus assez d’espace ni de liberté pour déplier leurs pourquoi. Parce que le temps de l’enfance se construit dans le mouvement même du langage, chacun intériorise les valeurs dominantes des discours ambiants qui vont déterminer ses orientations. Les enfants sont encore plus sensibles que nous pour s’identifier, à leurs dépens, aux paroles qui veulent les épingler d’une façon arbitraire ou les réduire à un trait, alors qu’ils nous invitent à apprendre à tisser avec l’autre.

Demandons-nous : que sont devenues nos capacités d’écoute, d’accueil et d’hospitalité lorsqu’un enfant proteste par rapport aux exigences folles de notre temps ? Aux enfants nous devons notre insatiable désir de connaissance, nos remises en question et nos doutes, car ils nous délogent de nos acquis et de nos prétentions. Entre notre silence ou leur désaffectation, induite par la soumission et l’exclusion, nous avons aujourd’hui à organiser nos moyens collectifs de résistance pour ouvrir auprès d’eux d’autres voies. Que nous n’ayons jamais à redire « on ne savait pas ».

L’enfance effacée par Sandrine Deloche Pédopsychiatre

À propos de l’école, des tas d’enfants « à problèmes » vont voir un psy. La plupart sont estampillés « handicap psychique » par la MDPH (maison départementale des personnes en situation de handicap), car porteurs de maux/mots qu’on leur assigne : dyspraxie, troubles oppositionnels, hyperactifs, troubles attentionnels, précocité… Une fabrique de diagnostics qui marquent dans la chair et valorisent le traitement des effets et non des causes du système scolaire français, le plus inégalitaire de l’OCDE. Désigner ces enfants sans prendre la mesure de décisions politiques en amont, c’est cela effacer l’enfance. Comment ignorer la fermeture accélérée des classes uniques dans les villages ou dans les grandes villes les classes surchargées, la diminution des effectifs d’enseignants mais aussi de médecins, psychologues, assistantes sociales scolaires. La disparition des Rased (réseau d’aide scolaire pour enfants en difficulté), des maitres E ou G, des classes d’adaptation, des commissions locales d’orientation a destitué un dispositif de lutte contre l’échec scolaire. Au prétexte comptable, le démantèlement de ce savoir-faire a été remplacé par un nombre incalculable d’emplois de service précaires. Ce tour de passe-passe s’est fait grâce à l’expansion d’un pouvoir technocratique dont les visées gestionnaires, comme baisser les chiffres du chômage aux dépens des moyens de l’éducation nationale, ont abouti. Depuis 2005, la MDPH, en s’invitant à l’école, est la pire des ombres : elle déplace l’axe pédagogique en imposant le signifiant « handicap » et sa cohorte de solutions mensongères.

Cornelius Castoriadis nous le rappelle, être enseignant, psychanalyste, c’est s’appuyer sur une autonomie qui n’existe pas encore afin d’aider à la création de cette autonomie pour devenir un sujet, un être politique. Pour promouvoir dignement un processus éducatif d’apprentissage, il faut des conditions d’espace-temps qui soient au dimensionnement strict de l’enfant, ainsi qu’une obligation de moyens que nos amis scandinaves prônent comme le meilleur avenir pour le pays. Rester sourd à cette priorité en pérennisant un système pédagogique de réussite, donc d’exclusion avec des fausses solutions clés en main comme la MDPH, c’est prendre un risque colossal pour demain. De fausses avancées continuent à voir le jour, comme les nouveaux rythmes scolaires ou la promotion d’outils informatiques en classe. J’y vois un effet d’attraction exercé sur l’enfant et de séduction démagogique auprès des parents. Pire, une forme de consumérisme de l’activité d’apprentissage, adossé à une temporalité saturée qui valorise l’agir dans l’instant au détriment du rêver en flânant. Hannah Arendt prône un espace protégé pour penser. Un espace inviolable, une sorte de suspension loin du monde foisonnant, un rythme lent, soutenant l’apprentissage de la capacité de juger, pour, dans des situations inédites, nous sauver des désastres. Nous avons, tous, été confrontés aux nouveaux visages du désastre.

Donnons à nos enfants la capacité réflexive et républicaine d’y faire face, loin d’une visée sécuritaire. Demain, à l’école, battons-nous pour soutenir des initiatives citoyennes loin d’une logique néolibérale d’élites qui fabrique des exclus. Battons-nous pour créer un grenier à savoirs qui englobe l’écologie, la philosophie, les arts manuels, l’éducation populaire. Construisons des espaces de vie où l’expérience de penser le monde puisse aussi bien se faire le crayon sur la feuille, les mains dans la terre, les yeux dans le ciel, les pieds en éventail, le corps en mouvement, l’oreille qui traîne. Il en va de notre responsabilité poétique et politique à tous !

Une nouvelle antipsychiatrie par Pierre Dardot Philosophe

Nous faisons face à l’offensive d’une nouvelle antipsychiatrie. L’ancienne antipsychiatrie, celle des années 1960-1970, se voulait une contestation radicale de la psychiatrie comme institution. Rappelons que le terme de « psych-iatrie » désigne dès l’origine une spécialité médicale (iatros signifie médecin) qui ambitionne de soigner les maladies de l’âme (psuchè signifie âme). L’ancienne antipsychiatrie remettait précisément en cause l’obligation de soins en remettant en cause le type de savoir qui la légitimait : à ses yeux, ce savoir médical est un savoir objectivant qui écarte le discours que le fou tient sur lui-même. Aussi dénonçait-elle la violence par laquelle la psychiatrie se fait instrument de répression sociale et choisissait-elle de « défendre le fou contre la société » (Maud Mannoni).

Qu’en est-il aujourd’hui ? Le cas de l’autisme agit à cet égard comme un révélateur. Tout un discours est construit à partir du postulat d’un lien « naturel » entre une théorie, celle de la génétique, et une pratique, celle de la « remédiation cognitive ». Cette dernière consiste en une évaluation des capacités cognitives (mémoire, repérage spatial, intelligence, etc.), suivie d’un entraînement à des tâches dont l’objectif est de renforcer les capacités ou compétences tenues pour des « atouts ». Dans ce dispositif, c’est le neuropsychologue, non le pédopsychiatre, qui occupe la place privilégiée : c’est à lui qu’il revient d’étudier les aires du cerveau où sont localisées les fonctions cognitives préalablement à la mise en œuvre d’un programme de « rééducation cognitive ».

Sur ce fond partagé de cognitivisme, des divergences peuvent assurément se faire jour. Ainsi le psychiatre canadien Laurent Mottron s’oppose-t-il aux méthodes de dressage du comportementalisme pur et dur au nom d’un cognitivisme anticomportementaliste. Fort habilement, son discours métamorphose l’autisme en une « manière de vivre » propre à une minorité qui ne serait pas reconnue dans ses droits. Mais, au-delà de ces dissonances, il est généralement entendu que l’autisme n’a rien à voir avec la psuchè : réduit à un « trouble neurodéveloppemental d’origine génétique », il relève exclusivement de la neuropsychologie ou de la neuropédiatrie, à la rigueur de la médecine générale, en aucun cas de la psychiatrie.

Le plus grave est que cela entraîne l’absence de prise en compte de la crise d’angoisse vécue par l’enfant : cette dernière est décrite comme un « comportement problème » plutôt que comme une souffrance psychique à part entière. Plus généralement, se développe une valorisation du regard médical objectivant sous la forme d’un diagnostic scientifique à base de tests, au point que certains n’hésitent pas à faire de l’énoncé du diagnostic le moment d’une nouvelle « naissance » où l’autiste accède enfin à son identité. À cet amour immodéré du diagnostic rendu par la médecine scientifique correspond une haine du soin psychique qui va jusqu’au déni du psychique comme tel.

Le retournement est donc saisissant. L’ancienne antipsychiatrie dénonçait la psychiatrie comme instrument de répression sociale en raison de son caractère médical (le iatros de psychiatrie). La nouvelle antipsychiatrie s’en prend à l’existence même du psychique (la psuchè de psychiatrie) au nom même des prétentions de la médecine scientifique. Loin de contester le savoir médical, elle entend le réinstaller en position de maîtrise. Au psychique elle substitue volontiers le mental qui présente l’avantage d’autoriser le glissement du mental au neuronal. Ce qu’elle ne supporte pas, c’est que le psychique déjoue radicalement tout projet de maîtrise. Nous avons affaire, à la lettre, à une véritable « psychophobie ».

Dernier ouvrage paru : Ce cauchemar qui n’en finit pas : comment le néolibéralisme défait la démocratie, avec Christian Laval, éditions La Découverte. Dernier ouvrage paru : Toucher le cerveau, changer l’esprit, éditions PUF.

Handicap partout, soins nulle part par Carlos Parada Psychiatre

Crétin, imbécile, stupide, schizo, débile, dément ou parano, triso, taré, maso et psychopathe ! Voilà bien des quolibets qui ont transité entre la médecine et le langage quotidien. Dans les cours de recréation, autiste est déjà une insulte banale. Le transfert des mots d’un domaine à un autre est courant et c’est ce qui se passe dans une catachrèse. Dans la clé USB, il n’y a ni clé ni serrure. Une table n’a pas plus de pieds que n’a la lettre. Votre scie n’a pas de dents, comme le métro n’a pas de bouche. Notez que dans ces formulations, nous ne rendons plus compte du détournement d’un mot de son usage d’origine. Transposé du social au champ clinique, en psychiatrie, le handicap a la valeur d’une catachrèse (observation inspirée d’une observation de Roland Gori sur un tout autre thème). Il y a peu, ce mot portait une vague notion anglaise, philanthropique et sociale. Il a gagné le domaine fragile du soin psychiatrique d’aujourd’hui. Il remplace ce qui était nommé autrefois comme déficience, retard mental, inadaptation, inhibition, problème psychologique, etc. Cette expansion du domaine du handicap sur le soin psychique est loin d’être anodine et mérite réflexion.

De nos jours, le soin psychiatrique ne vaut plus grand-chose. C’est pourquoi plusieurs de ses institutions et hôpitaux sont bradés et démantelés. Autant de signes d’une crise de légitimité que traverse la psychiatrie de notre époque. Nous connaissons bien les mises en cause visant les abords psychologiques, telle la psychanalyse, dans leurs prétentions thérapeutiques. Ailleurs, ce n’est guère mieux. Malgré leur large diffusion, les traitements psychotropes déçoivent également. Soixante-dix ans après son « invention », la psychochimie ne guérit toujours pas et n’a toujours pas trouvé la cause de la folie tant promise. Le nouvel espoir provient désormais des images informatisées desdites neurosciences et des micropsychochirurgies. Cette crise de légitimité et d’efficacité de la psychiatrie classique et sa conséquente dévaluation ont laissé place à l’expansion du domaine du handicap. Mais, au fait, où est le problème ? Nous pouvons en indiquer au moins deux.

La ségrégation médicale : si désormais la médecine mentale intervient plus dans la vie en société du patient, elle stigmatise d’avantage une marge considérable de la population. Ceci est très palpable à l’école. Nous assistons à une médicalisation outrancière de l’échec scolaire par la transformation des difficultés pédagogiques, sociales, familiales en anormalité, et la différence en handicap. C’est ainsi que, à coup de certificats psychiatriques, des milliers d’enfants en difficulté sont traités comme handicapés à l’école. Si l’idée de handicap (venue du social) gagne la psychiatrie, celle-ci, à son tour, avance masquée dans la cité, détournée et instrumentalisée.

La relégation médicale des incurables : plusieurs lieux de soins d’autrefois, comme les hôpitaux, se voient tout simplement fermés ou transformés en lieux d’accueil où il n’y a ni soins (ou presque) ni malades mentaux. Une fois chronique et incurable, le patient psychiatrique devient un handicapé et se voit prié de quitter le champ du soin pour être gardé ou « pris en charge ».

Soulignons que ces deux réponses, ségrégation et relégation médicales, outre l’économie visée, se passent absolument de l’ambition de soin. Dans sa mise en place, le psychiatre est convoqué pour donner sa caution, renoncer au rôle soignant pour devenir expert. Le médecin sert ici à la validation du dispositif ; il doit non plus traiter, mais attester, certifier, orienter ou faire le tri. Poussée à l’extrême, cette logique aboutirait à « handicap partout, soins nulle part ».

 



UNE MEETING POÉTIQUE ET POLITIQUE À MONTREUIL
Le Collectif des 39, qui associe artistes, médecins et intellectuels, s’est réuni le 16 octobre dernier autour d’un meeting poétique et politique à la Parole errante
de Montreuil. Le thème ? « Enfance effacée : résister, inventer ». Outre les participants à cette page, la philosophe Marie-Josée Mondzain et l’historien de
l’art Aurélien Vernant sont intervenus.