Soigner les enfants, c’est soigner la société.Par Marie Cousein , Psychologue clinicienne — Libération 30 octobre 2016 à 17:11

On le sait, la Seine-Saint-Denis est l’un des départements les plus pauvres de France. L’agence régionale de santé Ile-de-France souligne qu’entre le centre de Paris et sa banlieue nord, l’écart d’espérance de vie est de quatre ans. Le taux de mortalité infantile, le taux de personnes atteintes de tuberculose et de diabète sont supérieurs à la moyenne nationale. De même, le chômage dépasse les 20 %, et la croissance démographique est toujours plus forte (+ 11 % depuis 2006). A l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, les patients dits « précaires » (CMU, AME) représentent un tiers de la population et la majorité de la population en pédopsychiatrie. Pourtant, le financement des tutelles n’est pas suffisant pour faire face aux besoins des patients de l’hôpital. Au sein de l’équipe du secteur de pédopsychiatrie, nous constatons que l’actuelle politique de santé publique privilégie une politique d’austérité, maltraitant son personnel et la qualité du soin que nous avons à cœur de prodiguer.

Nous sommes au bord de la rupture. Nous recevons des enfants et des familles dans une détresse psychique et sociale massive. Des enfants, des bébés et leurs parents vivent dans des logements insalubres. Ils n’ont parfois pas même de quoi nourrir leurs enfants. Au-delà des problématiques singulières, la précarité sociale engendre une morbidité plus forte. La demande est en constante augmentation et les soins, plus complexes, nécessitent des moyens humains que nous n’avons pas.

Or, dans une cité qui va si mal, il est capital de recevoir les enfants dès la demande de consultation, qu’elle émane des familles ou de l’école. Nous savons que plus vite nous accueillons les enfants et leur famille, plus nous assumons de pouvoir dispenser des soins en direction des plus jeunes, plus nous avons de chances de désamorcer leurs pathologies. Nous tirons une sonnette d’alarme : nous ne pouvons assurer cette mission de service public. La fonction d’accueil de nos centres médico-psychologiques est menacée, ne serait-ce que parce que toute demande de soin se trouve consignée dans la liste d’attente qui retarde l’accueil de neuf à douze mois. En outre, les institutions, qui existent pour accueillir de tels enfants (IME, hôpitaux de jour), déjà trop rares et disséminées, sont engorgées ; un grand nombre d’enfants errent, sans inscription sociale - l’école n’a pas les moyens de les accueillir.

Enfin, les trajets géographiques et psychiques de ces familles sont souvent douloureux, liés à l’histoire politique et/ou économique de leur pays, à leur histoire familiale et celle de leurs origines. Les parents des enfants que nous accueillons sont en souffrance et ne parviennent pas toujours à aider leurs enfants, loin des leurs, eux-mêmes ayant été trop souvent malmenés dans leurs pays d’origine, mal accueillis en France, peu soutenus dans leur parentalité car les structures de protection de l’enfance sont saturées.

Nous ne pouvons penser le sujet en dehors d’une inscription sociale. Si cette inscription ne trouve pas à se loger, le symbolique chute, le vide entame le sujet et la quête de symbolique peut prendre les tournures ravageuses que nous connaissons désormais. Des enfants disent : « Mon pays, c’est l’Algérie », alors même qu’ils sont français. Ils restent fixés à l’idéal d’un pays qu’ils ne connaissent parfois même pas, car leurs parents, voire leurs grands-parents déjà, n’ont pas trouvé de place dans la société française, leur présence n’a pas fait trace.

Il est alors essentiel de recevoir et de travailler avec les parents, pour entendre les blessures, les malentendus aux différentes strates de la filiation et de la génération. Aux enfants qui considèrent le pays d’origine comme « leur vrai pays », ces échanges permettent d’atténuer cette nostalgie de l’origine qui peut avoir des retentissements totalitaires.

A la protection judiciaire de la jeunesse, des éducateurs rencontrent les adolescents qui commettent des délits. Selon eux, les jeunes les plus susceptibles de se laisser embrigader sont souvent ceux dont les parents ne peuvent pas ou plus tenir leur place de parents, d’autorité symbolique. Des parents qui ont été, outre leur histoire singulière, bafoués par la République, laissés pour compte. Ces jeunes en décrochage scolaire, dans une spirale d’échec et de violence adressent à la société un appel. Il s’agit pour les gouvernants et pour la société de les entendre. Il faut un choix résolument politique de la part des gouvernants auprès des Français issus de l’immigration et de leurs enfants maintenus dans un état inacceptable de ségrégation post-coloniale, scolaire, résidentielle, socio-économique. Au lieu de cela, les politiques stigmatisent et évitent soigneusement de penser leur responsabilité.

L’état d’urgence est social et politique. C’est en amont qu’il faut avoir des moyens pour accueillir, écouter et parler avec ces bébés, ces enfants, ces jeunes et leurs familles, qui donnent à voir le malaise qui les habite. Ce travail clinique a des effets politiques sur la société et ses enfants, mais il ne suffit pas. La parole politique officielle est indispensable pour agir au niveau du collectif de la société, pour contenir, soutenir le lien entre les personnes, réparer et remettre en circulation du symbolique.

Marie Cousein Psychologue clinicienne