Installation du Conseil National de Santé Mentale, 10 octobre 2016 1 Le Conseil National de la Santé Mentale : Quel cadre de réflexion pour quelle action en santé mentale ?

Installation du Conseil National de Santé Mentale, 10 octobre 2016
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Le Conseil National de la Santé Mentale :
Quel cadre de réflexion pour quelle action en santé mentale ?1
Madame la ministre des Affaires sociales et de la Santé a rappelé que la santé mentale est
une priorité de santé publique et a souligné « la nécessité d’inscrire la politique de santé
mentale et de psychiatrie de façon pérenne avec un pilotage à long terme ». Aider à clarifier
ce que doit être ce pilotage me semble la raison de la création du Conseil National de la Santé
Mentale.
Je remercie madame la Ministre de m’avoir confié la responsabilité d’en prendre la
présidence et, pour dire les choses moins personnellement, de faire confiance à travers ce
choix à la sociologie et aux sciences sociales2. Je voudrais vous faire part, en tant que
sociologue, des raisons pour lesquelles un tel Conseil me semble une nécessité. Elles tiennent
à deux choses : la nature même des problèmes de santé dite mentale et les transformations de
l’esprit du soin au cours de ces dernières décennies.
Les pathologies mentales sont des pathologies comme les autres, certes. Mais elles ont la
spécificité d’être, pour reprendre la définition Dr. Henri Ey, un des maîtres de la psychiatrie
française de l’après-guerre, des « maladies des idées et de la vie de relations ».
Or la situation sanitaire, sociale et politique des pathologies des idées et de la vie de
relations s’est profondément modifiée depuis une quarantaine d’années sous le coup d’une
double dynamique : le virage vers l’ambulatoire et l’élargissement considérable du spectre des
pathologies. Une nouvelle morbidité, qui ne relève plus seulement du domaine particulier de
la vie mentale, mais de celui, général, de la vie sociale s’est progressivement constituée
comme un enjeu majeur dans le travail, l’éducation et la famille. Les problèmes de santé
mentale ne sont plus seulement des problèmes spécialisés de psychiatrie et de psychologie
1 Discours prononcé pour l’installation du Conseil National de la Santé Mentale par Madame Marisol Touraine,
ministre des Affaires sociales et de la Santé, le 10 octobre 2016.
Les formules de politesse ont été supprimées.
2 Michel Laforcade, directeur général de l’ARS Aquitaine, Rapport relatif à la santé mentale, septembre 2015, a
présenté au Conseil les grandes lignes du rapport de la mission qu’il a animée. Ce rapport synthétise les défauts
récurrents de la prise en charge en psychiatrie et santé mentale, mais montre que « des innovations remarquables
se font jour, souvent depuis plusieurs années, dans de multiples endroits du territoire national, témoignant de
l’engagement et de la faculté d’adaptation des professionnels. Ce constat est vraisemblablement celui qui
apparaît le plus frappant après 10 mois d’auditions, de lectures et de déplacements. Cependant, la qualité de ces
pratiques n’est en rien une garantie de leur connaissance par l’ensemble des acteurs nationaux. Nous avons
même plutôt regretté que les meilleures solutions restent souvent confidentielles. […] L’enjeu consiste à passer
d’expériences multiples et souvent probantes à une politique de santé plus homogène ». Une longue et fort utile
annexe présente de nombreux de dispositifs innovants.
Le rapport est disponible sur :
http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dgos_rapport_laforcade_mission_sante_mentale_011016.pdf
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clinique, ils relèvent également de problèmes généraux de la vie sociale qu’ils traversent de
part en part. Nous savons bien qu’en psychiatrie l’expression « santé mentale » ne fait pas
consensus, mais quel que soit le jugement qu’on porte sur cette situation et l’interprétation
sociopolitique qu’on peut en faire, c’est là un fait social.
Cette situation a une conséquence très concrète : l’étendue et l’hétérogénéité des
problèmes traités sont sans commune mesure avec celles des autres domaines de la médecine.
En effet, la santé mentale fait partie de la santé, mais également de la socialité : dans ce
domaine il est non seulement question de maladies à soigner, mais aussi de maux dans
lesquels les relations sociales sont en cause d’une manière ou d’une autre (pensez à la
souffrance au travail). Nombre d’entités psychopathologiques sont devenues aujourd’hui des
questions sociales, tandis qu’un nombre sans cesse croissant de questions sociales sont
appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques. C’est pourquoi ces
entités sont devenues matières à débats à la fois moraux et politiques : dernier en date, l’état
mental des terroristes. Mais le thème mille fois décliné du « malaise dans la société » est
l’indice incontestable d’un changement de signification de la souffrance psychique : elle était
une raison de se soigner, elle est devenue en plus une raison d’agir sur des relations sociales
perturbées. On l’observe encore sous un autre aspect à travers le vocabulaire omniprésent des
compétences émotionnelle, relationnelle ou de savoir-être : la santé mentale apparaît comme
la condition de la bonne socialisation de chacun. Tout cela constitue une nouvelle donne.
Parallèlement, nous avons assisté à une inflexion générale des idées et des valeurs en
matière de prises en charge, traitements et accompagnements. Ce changement, qualifions-le
de changement dans l’esprit du soin. Il est devenu éclatant avec la montée en puissance des
problématiques capacitaires, tout particulièrement celles portées par la réhabilitation et le
rétablissement. Leur but central est de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux
sévères et durables de surmonter leur handicap psychique et de développer leurs capacités le
plus largement possible. Avec ce changement, les métiers et les pratiques ont connu des
recompositions parfois dramatiques et suscité toutes sortes de tensions et de frustrations. Les
enjeux des capacités et des métiers, qui intéressent tous les acteurs, sont peut-être un des
thèmes sur lesquels le Conseil devra apporter une clarification.
Face à ce nouvel esprit du soin, comme devant tant d’autres sujets, la société française
semble très divisée (pensons aux multiples « guerres des psy »), et le sens de l’action publique
n’apparaît pas clairement. Derrière chaque réforme, on soupçonne souvent des visées de
restriction budgétaire et l’adaptation aux contraintes — « on » n’a pas toujours tort,
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évidemment. On soupçonne aussi l’Etat de vouloir, par nature, instrumentaliser professionnels
et catégories savantes pour rendre les populations « difficiles » mieux gérables – « on » ne
saurait faire comme si c’était une chimère.
La conséquence est que les citoyens, dont une bonne partie des acteurs de la santé mentale,
ont quelque difficulté à se représenter et à comprendre le sens et les finalités de l’action
publique.
C’est pourquoi il est essentiel pour notre Conseil de se donner les moyens intellectuels de
répondre à des questions comme : quelles sont les finalités d’une politique de santé mentale ?
Comment les articuler ? Dans quels cas faut-il mieux adopter des mesures ciblées et dans
quels cas des mesures générales ? Ce sont là des questions récurrentes et centrales dans la
conduite politique du changement, et qui se posent évidemment pour le Conseil. L’action
publique aujourd’hui, qu’il s’agisse de santé mentale ou de lutte contre les inégalités et la
pauvreté, ne consiste pas seulement en effet à compenser les dégâts, mais à réduire des
risques futurs. Elle doit donc être conçue et pratiquée en termes d’investissement social. À la
lumière de cette idée d’investissement social, des sujets apparemment aussi disparates que la
recherche scientifique en psychiatrie, l’offre de soins sur le territoire national et les mutations
à prévoir des métiers de la santé mentale prennent toute leur cohérence. Ces questions
n’appellent pas de réponses toutes faites, mais s’y confronter avec sérieux est la condition
pour rendre lisible l’action publique.
Face à l’ampleur de ces changements, l’initiative de Madame la ministre des affaires
sociales et de la santé de créer un Conseil National de la Santé Mentale réunissant l’ensemble
des acteurs pour alimenter la réflexion des pouvoirs publics est à saluer. C’est là un cadre
adéquat de réflexion pour l’action parce que tous les acteurs sont représentés, qu’on peut
donc débattre de tous les sujets, à condition bien entendu de les documenter. Il revient aux
acteurs — à vous, à nous — de s’en emparer.
La mission qui nous est confiée est de faciliter la mise en oeuvre, le suivi et l’évaluation de
la loi, de donner des avis sur les sujets dont serons saisis ou dont nous nous saisirions, mais
également d’alimenter la réflexion des pouvoirs publics à moyen et long terme. Dans nos
travaux, il nous faudra donc à la fois répondre aux demandes de court terme en donnant notre
avis argumenté et nous donner les moyens d’une réflexion stratégique et prospective.
Pour que notre Conseil serve l’intérêt général, il est décisif que nous puissions avoir des
débats de qualité. J’y trouve une première exigence : clarifier les désaccords en faisant en
sorte que chacun puisse pleinement livrer les raisons de ses positions et de ses oppositions.
Des débats de qualité exigent également d’avoir la connaissance la plus précise possible des
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réalités. Un de ses fils rouges est certainement la recherche conçue dans une perspective de
favoriser une culture partagée par les acteurs, une perspective où il s’agit de se rendre compte
de ce qu’il se passe, et dans une ouverture à l’international, pour mettre en perspective les
débats français, mais aussi pour dialoguer avec nos collègues allemands, britanniques, etc., en
vue d’en tirer les conséquences pour l’action.
Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, président du Conseil
national de la santé mentale