« L’Effacement du traumatisme », de Carlo Bonomi : le jeune Freud et la cure chirurgicale
« L’Effacement du traumatisme », de Carlo Bonomi : le jeune Freud et la cure chirurgicale
Dans un essai original, le philosophe et psychanalyste revient sur les origines de la psychanalyse, et l’oubli, par son fondateur, des souffrances corporelles infligées aux enfants à la fin du XIXᵉ siècle.
Par Elisabeth Roudinesco (Historienne et collaboratrice du « Monde des livres »)
Publié le 16 juillet 2024 à 16h00
Temps deLecture 2 min.
Offrir l’article
Article réservé aux abonnés
« L’Effacement du traumatisme. Aux origines de la psychanalyse » (Sulla soglia della psicoanalisi. Freud e la follia infantile), de Carlo Bonomi, traduit de l’italien par Patrick Faugeras et Philippe Réfabert, postface de Philippe Réfabert, Amsterdam, 346 p., 24 €.
Philosophe et psychanalyste, Carlo Bonomi est considéré comme le meilleur spécialiste mondial de la pensée de Sandor Ferenczi (1873-1933), disciple hongrois de Freud (1856-1939), à laquelle il a consacré de nombreux travaux. La parution en français de son nouveau livre, L’Effacement du traumatisme, est donc un événement historiographique.
Bonomi part de l’hypothèse que Freud aurait négligé les souffrances corporelles infligées aux enfants, à la fin du XIXe siècle, par des médecins soucieux d’éradiquer la pratique précoce de la masturbation. Non contents d’utiliser des appareils de contention, ils eurent recours à des interventions chirurgicales : excision ou cautérisation du clitoris pour les filles, circoncision pour les garçons. On a donné le nom de « pédagogie noire » à cette furia pédiatrique dont le cinéaste autrichien Michael Haneke a donné, en 2009, une description magistrale dans Le Ruban blanc.
Après avoir décrit cette scène dite « apocalyptique », Bonomi analyse donc la manière dont Freud, encore neurologue, s’y confronte entre 1887 et 1896. En écoutant les femmes hystériques évoquer leurs souvenirs, celui-ci perçoit que plusieurs d’entre elles, souvent excisées, ont subi des attentats sexuels de la part des adultes. Et il en déduit que toutes les névroses ont pour origine un traumatisme réel.
Adepte des théories délirantes de son ami Wilhelm Fliess, oto-rhino-laryngologiste berlinois, selon lequel les activités génitales seraient liées à la muqueuse nasale, Freud le fait venir à Vienne pour opérer une patiente, Emma Eckstein, qui souffre de graves symptômes psychiques et organiques. L’aventure se solde par une catastrophe. Emma frôle la mort, suite à une hémorragie nasale. En 1897, Freud abandonne sa théorie : le traumatisme n’explique pas la genèse des névroses, dit-il, puisque quantité de névrosés n’ont jamais subi de telles violences. La psychanalyse devra donc être, non pas une sexologie, mais une exploration par la parole de tous les aspects de la vie psychique humaine.
Le fétichisme du nez chez Freud
Carlo Bonomi relate ensuite comment, pendant des décennies, Freud et ses disciples passèrent sous silence l’affaire Eckstein, au point de censurer la correspondance avec Fliess et d’effacer toute causalité traumatique. Seul Sandor Ferenczi rappelait sans cesse à ses collègues l’importance des tortures infligées aux femmes et aux enfants.
Dans ce débat, Bonomi donne raison à Ferenczi contre Freud sans pour autant réfuter la nécessité de l’abandon de 1897. Il se livre aussi à une incroyable exploration du fétichisme du nez chez Freud, lequel avait été opéré inutilement par Fliess, désireux de le guérir de son tabagisme jugé masturbatoire. En bon clinicien ferenczien, il réinterprète de façon audacieuse, voire discutable, l’histoire originelle de la psychanalyse : elle serait elle-même traumatique puisqu’elle reposerait sur l’effacement de l’importance du trauma dans la genèse des névroses.
Selon lui, Freud aurait eu besoin de dissimuler les mutilations réelles pour mieux élever à une dignité conceptuelle son fameux complexe de castration, faisant ainsi d’un fantasme inconscient le principe de sa doctrine de la différence des sexes : privée de pénis, la fille se sentirait castrée tandis que le garçon serait terrifié à la vue de son absence chez la fille. Thèse qui sera critiquée par ses héritiers.
Sans verser dans une hagiographie qui ferait de Ferenczi un génie méconnu et de Freud un tyran misogyne, Carlo Bonomi souligne que la clinique doit tenir compte autant du trauma que du fantasme.
Elisabeth Roudinesco (Historienne et collaboratrice du « Monde des livres »)